La fée Morgane
ont le malheur de s’y arrêter subissent de grandes moqueries
et beaucoup n’en reviennent pas. C’est pourquoi on l’appelle le Château de
Pesme Aventure [34] . – Je te remercie de tes
conseils, répondit Yvain, mais j’irai tout de même, car je ne désire pas passer
la nuit dehors. » Il quitta le bûcheron et, toujours suivi de son lion, s’engagea
dans le sentier qui était étroit et tortueux, bordé de ronces et de plantes
épineuses qui labouraient les flancs de son cheval. Enfin, il sortit du ravin
et se trouva en face d’une immense forteresse dont les murailles, de couleur
grise, étaient hérissées de grandes tours munies de créneaux et de poivrières. À
vrai dire, l’aspect de cette forteresse n’avait rien d’engageant. Dans la lande
qui s’étendait sous la forteresse, des gens allaient et venaient. Et certains
interpellèrent Yvain : « Mal venu ! Tu es le mal venu, seigneur !
Cet hôtel t’a été indiqué pour ta honte et pour ton malheur ! – Mauvaises
gens, répondit Yvain, pourquoi donc m’accueillez-vous ainsi ? – Pourquoi ?
Tu le sauras bien assez tôt si tu as le courage d’avancer. Mais tu n’en sauras
rien tant que tu ne seras pas monté là-haut dans la forteresse ! »
Yvain se dirigea vers l’entrée mais, autour de lui, les gens
disaient : « Malheureux ! Où vas-tu ? Si jamais quelqu’un t’accabla
de honte et d’outrages, là où tu vas, tu en recevras comme jamais tu n’en as
reçu ! – Gens sans honneur et sans courage ! s’écria Yvain avec
colère, misérables insolents, pourquoi me traitez-vous ainsi ? Que vous
ai-je fait pour que vous vous moquiez ainsi de moi ? » À ce moment, une
dame d’un certain âge et qui paraissait fort courtoise lui dit : « Ami,
tu te fâches sans raison. Ils ne disent rien pour te déplaire, mais ils t’avertissent,
si tu le comprends bien, de ne pas aller t’héberger là-haut. Ils n’osent pas t’en
dire la raison, mais ils te provoquent parce qu’ils veulent t’effrayer. Ils ont
l’habitude de faire la même chose avec tous ceux qui passent par ici, pour leur
éviter d’aller plus avant. La coutume est telle que nous n’osons loger en nos
maisons aucun voyageur qui vienne du dehors. Mais rien ne t’empêche de t’y
rendre et personne ne te barre le chemin. Tu peux aller là-haut si tel est ton désir,
mais si tu veux mon avis, tu ferais bien de t’en retourner ! – Je te
remercie de tes conseils, dame, dit Yvain, mais je n’ai jamais reculé devant
une menace. »
Il s’avança vers la porte en compagnie de son lion. « Viens
vite ! cria le portier dès qu’il le vit. Viens vite et sois le mal venu !
Tu seras dans un lieu où l’on te tiendra bien ! » Yvain ne répondit
rien, comme si l’insolence des propos ne le touchait d’aucune façon. Il passa
le seuil, devant le portier. Il continua et vit une immense salle et, au fond, une
sorte de préau clos de gros pieux aigus. Entre les pieux, il aperçut au moins
trois cents jeunes filles qui tissaient divers ouvrages de fil d’or et de soie.
Leur pauvreté était grande ; elles n’avaient pas de ceintures, leurs
cottes étaient déchirées sur les seins et sur les flancs, et leurs chemises étaient
sales. Elles avaient le cou grêle et le visage tout blêmi de faim et de maladie.
Quand elles virent Yvain, elles baissèrent la tête et se mirent à pleurer ;
elles demeurèrent un assez long temps ainsi, n’ayant plus le courage de rien
faire, tant elles étaient abattues et lasses. Quand Yvain les eut regardées, il
retourna vers la porte, mais le portier s’élança vers lui en criant :
« C’est trop tard ! Tu es entré, et tu ne t’en iras pas maintenant. Tu
voudrais bien être dehors, n’est-ce pas ? Mais, par mon chef, cela ne sera
pas. Et tu seras si mortifié que tu ne pourrais l’être davantage. Tu as été
bien fou d’entrer ici, car il n’y a rien à faire pour en sortir. – Je n’en ai
nulle envie, frère, répondit Yvain. Mais dis-moi, par l’âme de ton père, qui
sont ces jeunes filles que j’ai vues dans le préau, qui tissent des draps d’or
et de soie. Les ouvrages me plaisent beaucoup, mais il me déplaît que ces
jeunes filles soient misérables, maigres de corps et pâles de visage. Elles seraient
très belles, il me semble, si elles avaient tout le nécessaire ! – Je ne
te répondrai pas, dit le portier. Cherche quelqu’un qui puisse te renseigner
là-dessus ! – Soit, dit
Weitere Kostenlose Bücher