La fée Morgane
rôti. Mais ce dîner ne plut guère à Yvain, car il n’avait
ni pain, ni sel, ni épices et ni couteau, et pas de vin non plus pour étancher
sa soif. Le lion était couché à ses pieds, sans bouger. Il regarda Yvain se
restaurer à sa convenance, et acheva le surplus jusqu’aux os. Yvain dormit
toute la nuit, la tête appuyée sur son bouclier, et le lion eut tant de sens qu’il
veilla et garda le cheval qui paissait l’herbe maigre du bois.
Ils partirent ensemble, au petit matin, et, pendant quinze jours,
menèrent cette paisible vie. Le hasard les conduisit à la fontaine, sous le
grand pin. Il s’en fallut de peu qu’Yvain ne redevînt fou de douleur lorsqu’il
vit la clairière et s’approcha du perron. Il était tellement malheureux et
accablé de regrets qu’il défaillit. Dans sa chute, son épée glissa hors du
fourreau : la pointe s’enfonça légèrement dans son menton et du sang clair
jaillit sur sa joue. Le lion crut son maître mort et en eut une douleur
indicible. Pour peu, il se serait jeté sur la lame de l’épée pour qu’elle le
transperçât. Il se hâta de dégager Yvain avec ses dents et appuya l’épée contre
le tronc d’un arbre. Il sauva ainsi son maître qui courait à la mort, comme un
sanglier affolé qui se jette en avant sans rien voir.
Mais, quand Yvain revint de pâmoison, la tristesse et l’angoisse
le tenaillèrent à nouveau. Il se mit à gémir de plus belle d’avoir ainsi laissé
passer le délai et encouru le mépris et la haine de celle qu’il aimait toujours.
« Hélas ! s’écria-t-il. Pourquoi reste-t-il en vie, le misérable qui
s’est ôté lui-même la joie ? Pourquoi n’ai-je pas le courage de mettre fin
à mes jours ? Comment puis-je demeurer ici et voir tout ce qui me rappelle
ma dame ? Que fait mon âme dans un corps qui souffre le martyre ? Mon
devoir est de me mépriser et de me haïr à mort. Pourquoi m’épargnerais-je ?
N’ai-je pas vu mon lion, qui était si désespéré à cause de moi, vouloir se transpercer
de mon épée ? Redouterais-je la mort, moi qui ai changé le bonheur en malheur,
la joie en chagrin ? C’était pourtant le bonheur le plus merveilleux, c’était
la joie la plus pure et la plus belle ! Il faut bien dire qu’elle n’a pas
duré longtemps, et cela par ma faute. Qui a perdu un tel bien par sa propre
faute n’a plus droit au bonheur ! »
Il se lamentait ainsi quand il entendit un grand gémissement,
puis un second, puis un troisième, tout près de lui. Il demanda s’il y avait là
une créature humaine. « Oui, assurément, lui répondit une voix de femme, et
la plus malheureuse qui ait jamais été ! » Yvain se leva et regarda
autour de lui. À peu de distance de la fontaine, il vit une petite chapelle en
pierre, sans autre ouverture qu’une lucarne, mais belle et très solide. Il s’approcha,
mais la lucarne était si étroite qu’il ne pouvait rien distinguer à l’intérieur.
« Qui es-tu ? » demanda-t-il. La voix lui répondit :
« Je suis la plus infortunée de toutes les femmes. – Pourquoi es-tu là ?
– On me retient prisonnière. La porte est si lourde que personne ne pourrait la
briser. Ils savaient bien ce qu’ils faisaient ceux qui m’ont enfouie dans cette
prison ! Ah, quel malheur est le mien ! – Tais-toi, folle, dit Yvain,
ta douleur est plaisir, ton mal est un bien, au prix de ce que j’endure !
– Quel malheur est donc le tien ? – Il serait trop long d’en parler. Sache
que je suis moi-même le plus malheureux de tous les hommes. – Peut-être, répondit
la voix, mais au moins, tu as la possibilité d’aller et venir comme tu veux, tandis
que moi, je suis emprisonnée. Et voici le sort qui m’est réservé : après-demain,
on viendra me tirer d’ici et je serai livrée au supplice. – Ah ! par Dieu
tout-puissant, dit Yvain, mais pour quel forfait ? – Seigneur, je suis
accusée de trahison, et si je ne trouve pas quelqu’un pour prendre ma défense, je
serai pendue ou brûlée. – Alors, je peux dire que mon chagrin surpasse le tien,
car tu as encore l’espoir d’être délivrée. – Oui, mais je ne sais pas par qui. Ils
ne sont que deux au monde qui peuvent oser me défendre, car pour cela il faut
entreprendre un combat contre trois hommes ! – Comment, ils sont trois, ceux
qui t’accusent ? – Oui, seigneur, ils sont trois et prêts à tout pourvu
que je meure ! – Mais qui sont les deux hommes qui pourraient les
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