La Femme Celte
forteresse flamber dans le lointain. Il meurt de douleur. La reine,
complètement bouleversée, dépose son enfant au pied d’un arbre, et quand elle
revient, elle voit une belle femme s’emparer de son fils et disparaître avec
lui sous les profondeurs d’un lac. Cette femme mystérieuse, c’est Viviane :
« Le lac n’était qu’un enchantement que Merlin avait naguère fait pour
elle ; à l’endroit où l’eau paraissait la plus profonde, il y avait de
belles et riches maisons. » Et c’est dans ce pays merveilleux que sera
élevé celui qui deviendra Lancelot du Lac. « Si la Dame du Lac fut tendre
pour Lancelot, il ne faut pas le demander : l’eût-elle porté dans son
ventre, elle ne l’aurait pu élever plus doucement » ( Lancelot en prose : Les Enfances de Lancelot).
En dehors du fait que Viviane est encore une « Dame du
Lac » parmi tant d’autres qui hantent les légendes celtiques, elle joue
ici le rôle de la Mère de Lancelot. On peut certes y voir le thème folklorique
bien connu de la Fée ravisseuse d’enfant, mais à considérer la cruauté de
Viviane qui arrache l’enfant à sa véritable mère, et qui sait que celle-ci va
mourir de chagrin, on est tenté d’y voir encore le souvenir de la Diane
Scythique. D’ailleurs, ce faisant, Viviane agit en déesse : elle sait que
l’enfant est promis aux plus hautes destinées, elle sait qu’il doit aller un
jour au Château du Graal, et qu’il sera le père de Galaad. La mission qu’elle
accomplit en ravissant l’enfant à sa mère naturelle, est une mission divine. Elle
est elle-même la Mère Divine, celle qui donnera à Lancelot du Lac une sorte de
seconde naissance, la naissance de l’intelligence et de la valeur, de même que
Keridwen donnait la possibilité, lors de sa deuxième naissance, à Gwyon
Bach-Taliesin, de devenir le barde universel [174] .
On remarquera que Brocéliande est le lieu où se déroulent
les aventures de Viviane et de Merlin, de Diane et de Faunus, de Lancelot du
Lac et de Viviane. Mais Brocéliande abrite aussi un personnage célèbre que la
tradition insulaire fait plutôt habiter une île perdue au milieu de la Mer. Il
s’agit de Morgane, la fée Morgue du folklore continental, la sœur du roi
Arthur, la toute-puissante souveraine de l’Île d’Avalon. Et en Brocéliande, Morgane
acquiert un aspect quelque peu différent, et même contradictoire à l’idée qu’on
s’en fait : il semble bien qu’on la confonde plus ou moins avec Viviane,
et en tout cas qu’elle soit, au milieu d’une tradition fortement imprégnée de
paternalisme, l’expression d’une certaine révolte contre l’autorité masculine,
révolte évidemment étouffée, car il n’est pas question, dans un Moyen Âge
chrétien et paternaliste, de laisser grandir les germes de la révolte féminine.
On peut également, à la lumière de cette constatation, mettre en évidence
combien le système féodal a pu utiliser les données celtiques pour son profit,
et d’une façon absolument contre nature. Mais là, il faut voir l’influence de
la dynastie anglo-angevine des Plantagenêt : si Henri II a contribué
à répandre les mythes celtiques en encourageant les écrivains de son temps à
broder sur les thèmes arthuriens, il a malgré tout été le fossoyeur de la
tradition celtique primitive en la détournant de ses véritables buts et en
faisant de ce qui était l’ultime souvenir d’une philosophie antique, une suite
de contes destinés à amuser et à distraire une société féodale qui devait oublier
qu’elle était manœuvrée par l’ambition démesurée d’une famille de nantis
heureux. Car Henri Plantagenêt, s’il a fait connaître à l’Europe les légendes
celtiques, a aussi fait disparaître l’Irlande de la carte du monde.
Revenons à Morgane, telle qu’elle apparaît dans les romans
courtois inspirés par les Plantagenêt et leurs alliés. On a d’elle, dans l’ Estoire de Merlin , une description assez détaillée
qui indique son véritable caractère et aussi les liens étroits qu’elle entretient
encore avec la Déesse-Mère primitive :
« C’était la sœur du roi Arthur. Elle était
fort gaie et enjouée, et chantait très plaisamment ; d’ailleurs brune de visage,
mais bien en chair, ni trop grasse ni trop maigre, de belles mains, des épaules
parfaites, la peau plus douce que la soie, avenante de manières, longue et
droite de corps, bref séduisante à miracle ;
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