La Femme Celte
invocation magique qui ressemble à un geis .
Et lorsque Velléda s’élance dans les flots, Eudore la retient par son voile et
s’écrie la parole que la druidesse attendait : « Tu seras
aimée. » Évidemment, dans le contexte de son livre, Chateaubriand
ajoute : « L’Enfer donna le signal de cet hymen funeste. » Toute
pratique magique est nécessairement sous l’égide du Diable. Mais le fait est
là : Eudore et Velléda restituent le couple originel Tristan-Yseult,
Diarmaid-Grainné, Noisé-Deirdré.
D’ailleurs à travers Velléda se dessinent les fantasmes de
Chateaubriand, et par lui, les fantasmes de l’Homme occidental à la recherche
de son idéal féminin. L’Amour, pour un Occidental, et particulièrement pour un
Celte, consiste à transgresser un tabou , parce
que l’Amour est lui-même un tabou plus fort
que tout. Velléda transgresse le tabou de sa virginité pourtant consacrée. On
remarquera qu’elle va plus loin qu’Atala, qui est pourtant le même personnage
dans l’imagination de l’auteur. Atala s’était tuée plutôt que de transgresser
le tabou . Du reste, toute sa vie Chateaubriand
s’est trouvé face à un tabou qu’il n’a jamais
pu consentir à transgresser : celui de l’inceste, et ce n’est que par la
rêverie qu’il a réalisé la situation interdite, soit en ornant ses maîtresses
du charme de sa sœur Lucile, soit en décrivant
celle-ci sous les traits de la redoutable fée, druidesse ou divinité dont on ne
doit point soulever le voile, et qui pourtant vous entraîne à l’aimer
inéluctablement. « Lucile était grande et d’une beauté remarquable, mais
sérieuse. Son visage pâle était accompagné de longs cheveux noirs ; elle
attachait souvent au ciel ou promenait autour d’elle des regards pleins de
tristesse ou de feu. Sa démarche, sa voix, son sourire, sa physionomie avaient
quelque chose de rêveur et de souffrant… Par son attitude, sa mélancolie, sa
vénusté, elle ressemblait à un Génie funèbre… Dans les bruyères de la
Calédonie, Lucile eût été une femme céleste de Walter Scott, douée de la
seconde vue ; dans les bruyères armoricaines, elle n’était qu’une
solitaire avantagée de beauté, de génie et de malheur [428] . »
Cet être féerique, cette sylphide ,
cette démone qui charme (au sens étymologique du mot), n’est-elle pas la nouvelle incarnation de
Grainné. Lisons encore le portrait d’Atala : « Des pleurs roulaient
sous sa paupière… Elle était régulièrement belle ; l’on remarquait sur son
visage je ne sais quoi de vertueux et de passionné, dont l’attrait était
irrésistible. Elle joignait à cela des grâces plus tendres ; une extrême
sensibilité, unie à une mélancolie profonde, respirait dans ses regards ;
son sourire était céleste [429] ». On pourrait
comparer avec Mila, l’Indienne qui n’épouse pas René, mais qui l’aime avec plus
de violence que Céluta : « Enveloppée d’un voile, elle ne montrait
au-dessus de l’eau que ses épaules demi-nues et sa tête humide ; quelques
épis de folle avoine, capricieusement tressés, ornaient son front… On eût pris
la petite indienne pour une malade qui avait dérobé la couronne de Cérès [430] ».
Ou encore la première apparition de Cymodocée : « Est-ce que vous
n’êtes pas un ange [431] ? » Et c’est
encore le portrait de Pauline de Beaumont : « Ses yeux coupés en
amande auraient peut-être jeté trop d’éclat, si une suavité extraordinaire
n’eût éteint à demi ses regards en les faisant briller languissamment, comme un
rayon de lumière s’adoucit en traversant le cristal de l’eau… Âme élevée,
courage grand, elle était née pour le monde d’où son esprit s’était retiré par
choix et malheur [432] ». Et puis
Chateaubriand a bien avoué : « Cette charmeresse me suivait partout
invisible… Pygmalion fut moins amoureux de sa statue : mon embarras était
de plaire à la mienne… Je tombe aux genoux de la souveraine des campagnes
d’Enna ; les ondes de soie de son diadème dénoué viennent caresser mon
front, lorsqu’elle penche sur mon visage sa tête de seize années, et que ses
mains s’appuient sur mon sein palpitant de respect et de volupté [433] ».
Et elle a toujours cet aspect mélancolique qui en fait un être des deux mondes,
celui des vivants et celui des morts : « Dans les petites rues de la
Cité, à la porte obscure d’Héloïse, je revoyais mon
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