La Femme Celte
franc, le fameux philtre qu’ils boivent sur la nef, n’est
pas rempli d’autre chose que de leurs propres salives mélangées. Et ils boivent
ce mélange avec délices. Quelle horreur ! dira-t-on. Eh bien, que l’on
réfléchisse un instant sur cette réalité brutale : l’acte d’amour consiste
à accomplir quelque chose qui serait répugnant si on n’aimait pas le
partenaire, c’est-à-dire si on n’avait pas envie de se
mélanger au partenaire . À ce moment-là, plus rien d’autre n’existe, et
en tout cas aucune des notions négatives de recul comme la pudeur ou le dégoût.
L’homme, surtout, peut être envoûté – résultat logique du geis – par les émanations féminines : cela
devient du véritable fétichisme, et dans le mot fétichisme s’insère tout un contexte religieux d’adoration obligatoire. Qu’on lise ce que
dit Jean-Jacques Rousseau à propos de Madame de Warens : « Combien de
fois j’ai baisé mon lit en songeant qu’elle y avait couché ; mes rideaux,
tous les meubles de sa chambre, en songeant qu’ils étaient à elle, que sa belle
main les avait touchés ; le plancher même sur lequel je me prosternais en
songeant qu’elle y avait marché… Un jour à table, au moment qu’elle avait mis
un morceau dans sa bouche, je m’écrie que j’y vois un cheveu : elle rejette
le morceau sur son assiette, je m’en saisis avidement et l’avale [425] ».
Et si l’on juge Jean-Jacques Rousseau comme un esprit malsain,
qu’on lise Michelet, historien et moraliste : « La femme nourrit
l’homme à son besoin, à sa fatigue, à son tempérament connu ; elle
approprie la nourriture, elle l’humanise par le feu, par le sel et par l’ âme . Elle s’y mêle, y met le parfum de la main
aimée… En ce qui doit être touché de la main même (et, disons-le,
nécessairement mêlé des émanations de la personne), il est désirable et
charmant que ce soit elle qui agisse. Telles pâtes et tels gâteaux, telles
crèmes, ne peuvent être faites que par celle qu’on aime et dont on est avide [426] ».
Ainsi l’ envoûtement réalisé
par la femme sur l’homme n’est pas une invention de l’esprit. Bien au
contraire, il s’appuie sur un instinct fondamental de l’homme, un instinct
biologique : à la limite, ce serait le désir de retrouver le goût du lait
de la mère, le goût de la peau de la mère, avec tout ce que cela comporte
d’images hallucinatoires. Il suffit qu’une femme présente en bloc, devant
l’homme qu’elle a choisi, l’échafaudage sensuel ainsi reconstitué visuellement,
auditivement, tactilement et par l’odeur, pour que se déclenche le processus
inconscient de réactualisation d’un état primitif qui était le bonheur. L’homme
est lié à jamais par ses souvenirs. La femme le sait, et c’est ce qui fait sa
force. Voilà pourquoi elle est capable d’utiliser le geis :
philtre, parole, anneau, objet divers, tout n’est que support matérialisé d’un
acte psycho-physiologique qui s’exprime aux mépris de toutes les contraintes,
de tous les tabous, de toutes les lois morales divines et humaines : ce
n’est plus le domaine de la Raison, mais celui autrement plus puissant de
l’Instinct triomphant et retrouvé.
Qu’on relise aussi Chateaubriand, l’écrivain de langue française
qui est incontestablement le plus celtique qui soit. N’est-ce pas un geis que la druidesse Velléda jette sur Eudore pour
obliger celui-ci à l’aimer au mépris de ses lois à lui, et de ses lois à
elle ? Peu importe qu’en réalité Velléda soit le nom d’une prêtresse
germanique, et que le décor soi-disant gaulois armoricain ne soit que de la
pacotille. Chateaubriand restitue l’essence même du mythe : « Je
savais bien que je t’attirerais ici. Rien ne résiste à la force de mes accents. »
Ainsi s’exprime Velléda en voyant paraître Eudore. Et elle continue :
« J’erre autour de ton château et je suis triste de ne pouvoir y pénétrer.
Mais j’ai préparé des charmes ; j’irai chercher le Sélago :
j’offrirai d’abord une oblation de pain et de vin ; je serai vêtue de
blanc, mes pieds seront nus, ma main droite cachée sous ma tunique arrachera la
plante, et ma main gauche la dérobera à ma main droite. Alors rien ne pourra me
résister. Je me glisserai chez toi sur les rayons de la lune ; je prendrai
la forme d’un ramier, et je volerai sur le haut de la tour que tu habites [427] ».
Voilà bien une
Weitere Kostenlose Bücher