La Femme Celte
et l’Occident ,
p. 122), cette grotte d’amour ( Minnegrotie )
« nous est décrite comme une église… Mais sur le lit substitué à l’autel,
lit consacré à la déesse Minne comme l’autel catholique au Christ, s’opère le
sacrement courtois : les amants communient dans la passion ». Il y a
cependant une remarque à faire sur l’interprétation de Denis de Rougemont. Il
ne s’agit pas de sacrement courtois , mais de
la simple traduction du désir sexuel le plus intense et le plus instinctuel
pour retrouver la situation intra-utérine, l’utérus étant symbolisé par la
grotte. Car dans l’archétype irlandais de Tristan ,
Diarmaid et Grainné se réfugient eux aussi dans une grotte, et le texte
irlandais échappe à toute influence « courtoise ». Tout cela est en
rapport avec l’anecdote du grand serpent crêté qui défend l’entrée de la caverne,
c’est-à-dire Yseult elle-même.
[357] Cette substitution de l’épée marque la tendresse qu’a Mark pour les
deux amants dans les textes français, et cela en dépit de ses colères. Mais
dans le fragment épique gallois ( Revue celtique ,
XXXIV, 358 et suiv.) qui donne une conclusion originale à la légende, nous apprenons
la véritable raison du pardon ou soi-disant
pardon du roi Mark, et cette raison est beaucoup plus authentiquement ancienne
et celtique. En effet, Mark ne peut pas tuer Tristan parce qu’une des particularités de Tristan était « que quiconque
lui tirait du sang mourait, que quiconque à qui il tirait du sang mourait
aussi ». Par conséquent, Mark, s’il avait frappé Tristan, même pendant le
sommeil de celui-ci, apparemment en toute sécurité, était quand même voué à la
mort. La substitution de l’épée est la constatation de son impuissance en même
temps qu’une invitation à échanger la reine :
car étant donné que les armes des héros sont personnelles ,
Tristan voudra récupérer son épée, et pour ce faire, il devra l’échanger contre
Yseult. Quand on lit la légende dans ses moindres détails, ligne par ligne, on
s’aperçoit combien nous en avons une idée fausse par un excès de romantisme. La
structure ancienne de la légende est très fruste, très brutale, tout à fait en
dehors de la problématique courtoise, et c’est d’ailleurs en cela qu’elle est
originale et pleine d’intérêt.
[358] Là les versions diffèrent. Pour Béroul et la tradition dite
« commune », l’effet du philtre était limité dans le temps. Trois ans
jour pour jour après avoir bu le breuvage, Tristan et Yseult sont dégrisés et
ne s’aiment plus ; il est donc normal, rationnel et satisfaisant pour la morale que la reine soit rendue au roi. Dans la
tradition dite « courtoise », l’effet du philtre est illimité, ce qui
semble plus conforme à l’archétype irlandais où le geis , acte de magie
auquel on a substitué le philtre, a un caractère d’obligation et de pérennité
indiscutables. D’autre part, dans l’épisode gallois déjà cité, le roi Mark ne
pouvant agir de lui-même contre Tristan, demande l’arbitrage du roi Arthur.
Celui-ci décide que Mark et Tristan se partageront Yseult, une moitié de
l’année chacun. Comme Mark choisit la saison où il n’y a pas de feuilles aux
arbres, Yseult, toute joyeuse, déclare qu’elle appartiendra toujours à Tristan
puisque trois espèces d’arbres, « le houx, le lierre et l’if »,
gardent leurs feuilles pendant l’année entière ( Cf. J. M., L’Épopée celtique en Bretagne ,
p. 215-223). Denis de Rougemont ( L’Amour et
l’Occident , p. 14) prétend que la version primitive est celle de
Béroul parce que l’effet du philtre y est limité. Par contre, « Thomas,
imbu de fine psychologie, et plein de méfiance pour le merveilleux, qu’il juge
grossier, réduit autant que possible l’importance du philtre et présente
l’amour de Tristan et Yseult comme une affection spontanée, apparue dès la
scène du bain (quand Yseult reconnaît en Tristan le meurtrier du Morholt et est
tentée de le tuer) ». Denis de Rougemont considère trop le problème à
travers la psychologie masculine de Tristan et méconnaît le sens du mythe
primitif : « Dans les légendes celtiques, c’est l’élément épique qui
commande l’action et le dénouement, tandis que dans les romans courtois, c’est
la tragédie intérieure ( Ibid , p. 118). » L’erreur de Denis de
Rougemont est de ne pas considérer le thème du philtre
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