La Fille de l’Archer
d’avoir le gibier devant soi. Mais elle entend montrer que les promesses de la sorcière relèvent de la fadaise. Ce serait bien le diable si la flèche lâchée en direction des nuages touchait une biche lors de sa trajectoire descendante ; en plein cœur, qui plus est !
Une telle coïncidence relèverait du miracle… ou de la sorcellerie.
« Va ! » pense-t-elle en libérant la corde.
Les yeux clos, elle écoute le sifflement du trait qui troue les frondaisons. Elle continue à penser « biche, biche, cœur… » et se murmure les mots telle une incantation.
Au bout d’une minute elle s’ébroue et se sent sotte. À quel mirage a-t-elle cédé ? Allons, il est temps de se mettre en chasse et de rapporter de quoi manger. En devenant pourvoyeuse de gibier elle réussirait à prouver qu’elle est utile à la troupe ; cela détournerait peut-être Bézélios de ses projets de prostitution.
Elle progresse à grand-peine au sein de la végétation, essayant de surprendre la fuite d’un lièvre. Le risque, bien sûr, c’est de déranger un cochon sauvage qui l’éventrerait d’un coup de ses défenses courbes, tranchantes comme un rasoir.
Mais aucun animal ne croise sa route. Elle commence à désespérer quand, dans une étroite clairière, elle découvre le corps de la biche. La bête gît, la langue pendante. Une flèche dans le poitrail, encore chaude. Incrédule, Wallah s’agenouille. C’est impossible… Il s’agit d’une coïncidence. C’est le gibier d’un autre chasseur qui… Mais non ! Pourquoi se mentir ? Elle identifie sans mal l’une des grandes flèches de guerre de Gunar.
Alors la peur la prend, elle se met à courir comme une folle, sans prêter attention aux basses branches qui la giflent, aux ronces qui déchirent ses chausses de garçon et lui balafrent les mollets.
Elle finit par s’abattre, à bout de souffle. Elle vomit, s’essuie la bouche avec une poignée de feuilles. Au fond de son esprit, une voix ironique ricane : « Tu ne vas pas laisser perdre toute cette bonne viande. N’oublie pas qu’elle vient de te coûter un an de ton existence ! C’est cher payer le cuissot ! »
Calmée, elle revient sur ses pas, tire le coutelas de sa botte et entreprend de découper l’animal, comme le lui a appris Gunar.
Rien n’est plus difficile que de trancher dans de la viande crue encore chaude. Il faut faire vite, car l’odeur du sang attire les mouches par légions. Elles s’empressent de pondre des œufs d’où, très vite, naîtront des asticots. La jeune fille ne se fait pas d’illusions, elle devine que des dizaines de prédateurs s’agglutinent déjà dans les buissons. À peine aura-t-elle tourné les talons qu’ils s’affronteront pour la possession de la carcasse. Elle entend feuler des chats sauvages. En bande, ils peuvent se révéler féroces et difficiles à repousser.
Dès que le cuissot est séparé du corps, elle le jette sur son épaule et rebrousse chemin, attentive à suivre les marques dont elle a balisé sa traque.
Bézélios est stupéfait de la voir surgir, ensanglantée, farouche. Au mouvement qu’il a esquissé, Wallah comprend qu’il a eu peur d’elle et s’apprêtait à s’enfuir.
Mais il recouvre ses esprits et ajoute un fagot dans le feu. Il faut faire cuire la viande sans attendre. Il bougonne pour se donner une contenance, désorienté de découvrir Wallah en tueuse émérite. Ce n’est pas ce qu’il avait prévu. Il jette de fréquents coups d’œil au coutelas bruni de sang séché qui dépasse de la botte de l’adolescente. Des images désagréables le traversent. Voilà qui contrarie ses plans.
Accroupis de part et d’autre du bivouac, l’homme et la jeune fille surveillent la cuisson de la viande dont l’odeur leur met l’eau à la bouche. C’est autre chose que la bouillie d’épeautre de la mère Javotte !
Wallah entreprend de nettoyer la flèche meurtrière qu’elle a récupérée. Elle en frotte la pointe métallique avec un chiffon imprégné de graisse de rat, sachant que ses gestes augmentent le malaise de Bézélios.
En réalité, elle s’absorbe dans cette besogne pour ne plus songer au prodige qui vient de s’accomplir. La Murée disait donc la vérité ! Le pacte a été bel et bien ratifié par les mystérieuses puissances de la forêt. Wallah n’est point sotte, elle sait qu’en lâchant sa flèche vers le ciel elle n’avait aucune chance de toucher la biche en plein cœur.
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