La Fille de l’Archer
hébété.
— J’ai pris connaissance de votre lettre d’introduction, déclare Ornan de Bregannog. Elle me surprend, et m’amène à penser que vous n’avez qu’une vue partielle des dessous de l’affaire. Afin de vous épargner de vous fourvoyer dans de fausses interprétations, je me vois dans l’obligation de faire votre éducation. Suivez-moi, je vous exposerai la chose en dînant.
Le forain et la jeune fille emboîtent le pas au baron qui les guide vers une salle fastueusement décorée d’idoles antiques à faciès léonin. Les serviteurs maures se pressent, silencieux. Sont-ils muets ? Leur a-t-on coupé la langue ?
Ornan s’assied, vide à demi son hanap de vin. Il hésite à prendre la parole.
— Vous me voyez embarrassé d’avoir à dire du mal d’un vieux compagnon, commence-t-il. Mais je crois que l’ami Coquenpot vous a joué un mauvais tour. Tel que vous me voyez, je ne suis nullement possédé par le démon, et je n’immole aucune vierge les soirs de lune pleine. Pas plus que je ne vis dans la terreur de mes fautes passées. Je crains qu’il ne me faille remonter assez loin pour expliquer la genèse de tout cela. Pour l’instant restaurez-vous. Vous avez parcouru un pénible chemin pour me rendre visite.
D’un geste, il invite ses convives à festoyer. Bézélios et Wallah obéissent. Pourquoi refuseraient-ils ? Les viandes sont excellentes bien que saupoudrées d’épices qui leur confèrent des saveurs surprenantes. Wallah, la bouche pleine, réalise au bout d’un moment que le baron se contente de boire en les couvant d’un œil moqueur. Elle remarque qu’il porte les cheveux longs, à la mode ancienne. Il bouge avec économie, comme s’il désirait s’épargner des efforts douloureux, ce qui est le propre des guerriers souffrant de blessures mal ravaudées. Il est pâle, et le vin semble peiner à colorer ses joues en dépit de fréquentes libations.
Wallah baisse les yeux. L’homme se sait séduisant, il en joue. Elle se sent tourterelle coursée par un faucon. Elle déteste cela. Elle n’aime pas cette mollesse chaude qui s’épanouit dans son ventre. Devenir proie, quelle horreur !
La fin du repas approchant, Ornan de Bregannog sort de sa réserve.
— Le temps est venu de mettre les choses au point, fait-il en se carrant dans son fauteuil. J’imagine sans mal le portrait qu’on vous a tracé de moi. Et en ce moment, vous êtes persuadés de dîner avec le diable. Tous ceux que vous avez croisés ces derniers jours ont abondé en ce sens, j’en mettrais ma tête à couper. Puisque je suis l’accusé, je vais essayer de me défendre en ramenant les choses à leurs justes proportions.
« Pour commencer, Coquenpot vous a conté l’histoire à sa manière. Ce n’est pas ainsi que les événements se sont déroulés. Certes, au lendemain de la défaite d’Azincourt, nous nous sommes embarqués pour l’Orient avec mission de secourir les enclaves chrétiennes harcelées par les Sarrasins. Certes, nous avons amassé du butin comme nous y autorisaient les lois de la guerre, mais je n’en ai jamais conçu le moindre remords. En tant que croisé, je bénéficie de l’indulgence plénière de l’Église d’Occident. J’ai là, quelque part, un parchemin qui m’absout par avance de tous les “crimes” que je serais amené à commettre dans ma lutte contre les païens. L’exécution d’un non-chrétien par un soldat du Christ ne peut en aucun cas être considérée comme un péché. J’ai donc agi dans l’ombre de Notre Seigneur Jésus-Christ, ad majorem Dei gloriam , comme disent les prêtres. J’étais le bras armé de sa colère, et j’ai l’âme en repos…
« Il n’en a pas été de même pour Coquenpot. Sans doute parce qu’il n’a jamais réellement eu la fibre du combattant. C’est avant tout un ingénieur, une forme supérieure d’artisan qui se bat avec sa tête. Il est plus à l’aise avec un rabot, un compas, qu’avec une épée. Malgré tout il a tenu à m’accompagner là-bas, parce que je lui ai sauvé la vie à Azincourt. Il s’imaginait me devoir quelque chose. Il espérait payer sa dette en me sauvant à son tour. Comme si je me souciais de cela ! Comme si ce genre de comptabilité était dans mes habitudes !
« J’ai vu dès le début qu’il n’était pas à l’aise dans cette mission punitive. Trop sensible. Empêtré de scrupules qui n’ont pas leur place sur un champ de bataille. Ce sont les beaux
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