La Fille de l’Archer
ne suis pas dupe de ces manigances. On voudrait me convaincre que le monstre est capable d’escalader les murailles pour s’introduire ici, et de repartir en tenant ses proies dans sa gueule. On veut m’effrayer, me pousser à quitter les lieux, à chercher refuge loin de cette province où je suis détesté.
— Un complot, donc ?
— Oui. Une vengeance. Une entreprise de harcèlement. Mais j’ai une idée précise quant à l’identité de celui qui tire les ficelles de cette sinistre pitrerie.
— Coquenpot ?
— C’est l’évidence même. Il est souvent venu ici, dans le passé, il dispose de la main-d’œuvre nécessaire, et, pour finir, il est expert en matériel de levage. Poulies et leviers n’ont pas de secret pour lui. Il est capable d’enlever dans les airs des charges énormes avec une simple corde disposée de façon savante. Je l’ai vu faire, en Orient. Ces barreaux, par exemple, il a suffi, pour les tordre, d’un lien de chanvre et d’un petit cabestan. C’est son métier, ne l’oubliez pas. Même chose en ce qui concerne les carcasses des animaux abattus. Les hurlements du vent ont couvert le bruit des manœuvres mécaniques et les cris des bêtes massacrées. Certaines nuits la tempête hurle plus fort que tous les démons de l’enfer réunis ! On ne s’entend plus parler.
— Mais pourquoi se serait-on donné tant de peine ?
— Pour me terroriser, pardi ! Pour me persuader que le dévoreur est capable de passer au travers des murailles et qu’aucun rempart ne me protège. La haine qu’il nourrit à mon endroit le pousse à élaborer des stratégies qui sentent la démence à cent pas.
Du regard, Wallah jauge les murailles. Leur hauteur ne signifie pas pour autant qu’elles soient infranchissables. Les pierres sont disjointes et fournissent plus d’appuis qu’il n’en faut. De bons grimpeurs pourraient les escalader. Elle-même triompherait sans peine de l’épreuve.
Néanmoins on peut envisager d’autres explications. Les animaux sauvages se sont rebellés. Ils ont réussi à s’échapper. Ou bien, ne parvenant pas à s’adapter au climat, ils sont morts les uns après les autres… et ces cages saccagées, ces barreaux tordus relèvent d’une mise en scène imaginée par le baron. Le sang séché est celui d’un cochon. Ce décor a pour unique fonction d’accréditer la thèse d’un complot ourdi par l’ingénieur Coquenpot. Comment savoir ?
— Vous a-t-il été donné de voir le monstre, à un moment ou un autre ? demande Bézélios.
Ornan hausse les épaules.
— Oui, bien sûr, soupire-t-il. On s’est ingénié à me le montrer. J’ai aperçu, à trois reprises, une sorte de géant dont les deux têtes paraissaient enveloppées d’une crinière de lion, jaune, et qui se dandinait dans les rochers. Toujours au crépuscule, pour estomper les imperfections de ce costume grotesque et le rendre plus crédible. Je pense qu’il s’agit d’un vêtement de cuir sur lequel on a cousu deux caboches de carnaval, en carton. Le colosse, prudent, ne s’est toutefois pas exhibé assez longtemps pour que je lui décoche une flèche dans le poitrail. Je l’ai jugé plutôt timoré pour un démon surgi des enfers.
Bézélios opine du bonnet. Il sait, par expérience, qu’il n’est guère compliqué de fabriquer un monstre de cet acabit. Deux hommes – l’un juché sur les épaules de l’autre – suffisent à l’animer. La seule difficulté est de conserver son équilibre, ce qui n’est pas aisé quand on se déplace à l’aveuglette.
— Celui qui me veut du mal a promené ce croque-mitaine à travers la campagne, reprend le baron. Ces « représentations » ont fini par convaincre les populations de l’existence réelle de la créature. En fortifiant les rancœurs des paysans, on les pousse à se dresser contre moi, à fomenter une jacquerie. Nombre d’entre eux sont d’ores et déjà convaincus que leurs filles cesseront d’être en danger quand j’aurai fui la province… ou qu’on aura planté ma tête au bout d’une fourche. Tout cela est concerté.
— À ce propos, intervient insolemment Wallah, je n’ai vu aucune jeune fille parmi vos serviteurs. Or, il se dit dans les villages que votre intendant, Gérault, vous en livre de pleines charrettes.
Le baron se raidit. Il n’a guère l’habitude d’être ainsi interpellé par une adolescente, qui plus est une adolescente équipée comme un archer anglais. Mais il
Weitere Kostenlose Bücher