La Fille de l’Archer
cliquetis particulier que produisent des griffes sur un dallage. Qui est dehors ? Le dévoreur ?
Le cliquetis s’éloigne de nouveau. Cette fois, la curiosité est la plus forte. Faisant jouer le loquet, Wallah entrouvre le battant. Elle frissonne. Au bout du couloir, dans un rayon de lune, se tient un chien gigantesque… un dogue allemand qui doit peser dans les cent soixante livres. Le corps de l’animal est zébré des cicatrices anciennes laissées par maints combats. C’est une bête effrayante, un chien de guerre comme on en utilise pour attaquer les montures des chevaliers. Toutefois, ce n’est qu’un chien, pas un monstre bicéphale… L’animal tourne la tête en direction de Wallah et hume l’air. Il semble perdu, en plein désarroi. Ses yeux rouges le parent d’une aura démoniaque. Comme il ébauche un mouvement en direction de la jeune fille, celle-ci s’empresse de refermer la porte et de la verrouiller. La sueur aux tempes, elle reste collée au battant, le couteau brandi, prête à défendre sa vie ; mais le dogue s’est désintéressé d’elle. Elle entend cliqueter ses griffes dans le lointain, tandis qu’il poursuit sa ronde solitaire.
Appartient-il au baron ? Elle ne se rappelle pas avoir vu le moindre chien dans l’enceinte du château, or un tel monstre ne passe guère inaperçu. D’où vient-il ?
« Il avait l’air de chercher quelque chose, songe-t-elle. De suivre une piste. Laquelle ? »
Après avoir poussé un coffre en travers de la porte elle retourne s’allonger, et s’endort, le couteau à portée de main.
1 - Sorcière qui jette des « voûts », ou envoûtements.
14
Le lendemain, elle est tentée d’interroger le baron au sujet du chien monstrueux qui hante les corridors la nuit, mais quelque chose l’en dissuade. Une crainte superstitieuse ? La sotte idée que le maître des lieux, victime d’une malédiction, pourrait bien se métamorphoser en molosse chaque fois que la lune se lève ?
Le déjeuner expédié, Ornan leur fait visiter le château, érigé en des temps reculés pour contrôler la passe et prévenir les invasions sarrasines. De ce nid d’aigle, par temps clair, on voit de l’autre côté de la frontière.
— Il existe un autre castel au sommet de la montagne, explique-t-il, jadis habité par mon oncle Anne de Bregannog 1 . Mais il est situé dans un couloir d’avalanche, et on a cessé de l’utiliser lorsque la dernière catastrophe a enseveli tous ceux qui l’habitaient, mon oncle y compris. Là-haut, la couverture neigeuse est instable, elle a la fâcheuse manie de se décrocher à la moindre vibration. On dit que le cri d’un rapace, s’il est trop aigu, peut déclencher un déluge de glace. Voilà pourquoi mon oncle entretenait une escouade d’archers dont la mission consistait à abattre les oiseaux nichant dans le voisinage.
Bézélios et Wallah le suivent en silence, transis par le vent qui rabote les remparts. En bas, la plaine apparaît, baignée de soleil. Ornan les voit grelotter et ricane.
— Quand j’étais enfant, fait-il, on avait coutume de dire que l’hiver établissait ici son camp retranché en attendant de repartir à l’assaut du pays. Nous étions fiers de cette particularité qui nous différenciait des paysans bruns de peau et luisants de sueur qui grouillent dans la plaine.
Mais son humeur s’assombrit lorsqu’il mène ses invités au seuil du jardin zoologique qui faisait jadis son orgueil. Wallah constate que les cages sont vides, les portes forcées et les barreaux tordus. Des flaques de sang séché maculent le sol des cellules.
— J’avais un ours blanc, un tigre de Mongolie. Des fauves magnifiques adaptés au froid. Un couple de loups géants des steppes asiatiques. Une créature grotesque et amusante qu’on appelle phoque, et qui vivait dans ce bassin. Et là encore, d’étranges lutins noir et blanc, nommés pingouins, qui passaient leur temps à danser à mon grand amusement. Au chaud, dans la crypte, je gardais ce lézard géant qui pleure après avoir dévoré ses proies : un crocodile.
— Où sont-ils ? s’enquiert Bézélios.
— Le dévoreur les a saignés à mort et emportés dans son repaire, répond le baron.
Wallah effleure du bout des doigts les barreaux tordus.
— Le dévoreur s’est glissé dans votre château à votre insu ? insiste le forain, incrédule.
— C’est du moins ce qu’on essaye de me faire croire, gronde Ornan de Bregannog. Je
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