La Fille de l’Archer
chemin de ronde et s’amasse dans la cour. Elle a presque atteint la margelle du puits. Quand Wallah ouvre la porte, elle constate que la neige lui arrive au genou. Dans cette atmosphère feutrée, le moindre murmure devient perceptible. Cela finit par créer l’illusion que quelqu’un d’invisible vous murmure à l’oreille. L’effet en est désagréable.
— On pourrait entendre une souris grignoter, constate Javotte, enveloppée d’une fourrure récupérée au premier étage.
Plus personne ne manifeste le désir de partir ; et cela d’autant moins que les loups hurlent dans le lointain.
Ornan n’a pas exagéré : la visibilité est nulle. Sorti du château, on serait condamné à tourner en rond.
— Dire qu’en bas, dans la vallée, c’est peut-être le plein midi et qu’il fait beau…, marmonne Bézélios, songeur.
Les saltimbanques ont réclamé du vin chaud que les serviteurs maures leur ont refusé. Une grogne s’est déclarée. Désormais, les visiteurs sont au régime sec. Gérault a bouclé le cellier et conserve la clef suspendue à sa ceinture.
— Si ça dure trop longtemps, pleurniche Mariotte, les provisions s’épuiseront ; on en sera réduits à se bouffer les uns les autres.
— Penses-tu, gémit sa sœur, les loups l’auront fait bien avant. Quand la couche de neige sera assez haute, ils n’auront aucun mal à sauter par-dessus les remparts et à se faufiler dans le château par les meurtrières. Un loup, ça se glisse partout.
Fatiguée d’écouter ces sornettes qui lui usent les nerfs, Wallah s’élance dans les étages et déambule de pièce en pièce, caressant du bout des doigts les beaux objets qui s’y trouvent amassés. Le manoir a tout d’une caverne au trésor, et pourtant personne ne semble heureux d’y vivre. Le lieu est hanté par on ne sait quoi, on ne sait qui, mais il est indéniable qu’une présence maléfique flotte au long des corridors… à moins que ce ne soit à l’intérieur des murs, au cœur de ces tunnels secrets que le baron croit obstrués.
Instinctivement, la jeune fille scrute la paroi qui lui fait face, essayant d’imaginer qu’un assassin s’y faufile. Un assassin qui l’épie par une fissure. Elle s’ébroue. Ce n’est ni le lieu ni le moment pour s’abandonner aux errements de l’esprit.
Tout à coup, alors qu’elle suit des yeux une souris se glissant sous un bahut, elle entend de nouveau le son grêle de la flûte qui jouait la nuit précédente, avant que le « monstre » ne se coince la patte dans le piège.
C’est bien la même musique étrange, malhabile et funèbre. Cela vient de beaucoup plus haut, mais le vent et la neige confèrent à la mélodie une effrayante proximité, comme si le flûtiste se tenait dans la pièce, caché derrière une tenture.
Wallah pose la main sur le manche de son couteau et pivote sur ses talons pour embrasser la salle du regard.
Ornan de Bregannog débouche alors d’un couloir adjacent, blême et hagard, l’air d’un homme poursuivi par un fantôme.
— Tu as entendu ? balbutie-t-il en courant vers Wallah. Tu as entendu, hein ? Je ne rêve pas…
— Non, confirme l’adolescente. Quelqu’un jouait du pipeau… Enfin, ce n’était pas très réussi. Pour sûr qu’on n’aurait pas envie de danser sur cette musique-là.
Elle essaye de détendre l’atmosphère mais Ornan paraît terrifié.
— Non, non, bredouille-t-il. Tu n’y es pas du tout… Ce n’est pas une musique, c’est un langage…
— Un langage ?
— Oui, quelqu’un essaye de communiquer avec les éléments.
Malgré le froid ambiant le visage du baron est luisant de sueur. D’un geste nerveux, il dégrafe son col pour se donner de l’air.
— Sans doute un pâtre bloqué dans une grotte avec ses brebis, hasarde encore Wallah.
— Non, souffle Ornan. Je sais de qui il s’agit. C’est mon oncle. Anne de Bregannog. Je t’en ai déjà parlé.
— Celui dont le château a été englouti par une avalanche ?
— Oui.
— Mais vous disiez qu’il était mort.
— Je n’en ai jamais eu la preuve irréfutable puisque je n’ai pas osé récupérer son cadavre dans les décombres du manoir. En fait, j’ai toujours douté de sa mort. Il me semblait impossible qu’un tel homme puisse disparaître aussi bêtement.
Le baron s’approche d’une crédence et, soulevant une carafe armoriée, remplit deux gobelets d’un vin sombre et fort ; sa main tremble. Il vide le
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