La Fille Du Templier
langue…
Il l’ignora et poursuivit son chemin dans le dédale des
canaux. Il marchait sous des enchevêtrements de poutres soutenant les façades, sans
apercevoir le clignotement d’une bonne étoile au-delà du resserrement des toits.
Le brouillard comblait les vides, glissait sur les eaux glauques de la cité, masquait
les visages. Pour la dernière fois, il écouta les cris et les râles d’amour, le
crépitement de l’or sur les tables, le pas des gardes réveillés par les coups
que la grosse cloche de la nouvelle église Saint-Marc lâchait toutes les deux
heures au cœur des ténèbres.
Il prit conscience que son destin n’était pas de vivre ici, pas
plus qu’il n’était parmi les templiers. Il s’était déjà battu pour Dieu. Quand
l’aube se leva, il sut qu’il ne prononcerait jamais la formule sacrée :
Je me donne, je donne mon corps et mon âme à Dieu, à
Notre-Dame et aux frères de la milice du Temple, ainsi que mes biens et
honneurs.
Comme ils l’avaient dit, les frères l’attendaient à bord de
la nave. Jean s’y rendit, menant son cheval par la bride. Pierre se tenait à la
coupée près du capitaine, veillant à la bonne marche des ultimes manœuvres dont
la plus délicate était l’embarquement des destriers. À la vue de Jean, il
quitta son poste d’observation pour l’accueillir à bras ouverts.
— Mon ami ! J’ai cru que tu ne viendrais pas !
— Je ne pars pas avec vous.
Le maréchal du Temple ne put masquer sa déception.
— Pourquoi ? Pourquoi ? Jean…
— Ma place n’est pas parmi vous, j’ai perdu la foi, là-bas,
dans le désert. Je n’ai rien ressenti en priant dans le Saint-Sépulcre, ni au
mont des Oliviers. Jérusalem s’est fermée à mon cœur. Pierre, il ne faut pas m’en
vouloir. Je serais un piètre chevalier du Christ.
— Nous défendons le royaume de Dieu ! Nous sommes
le grain de sénevé des Évangiles. Après nous, après la guerre, le royaume
deviendra arbre et les oiseaux du ciel s’abriteront dans ses ramures, les
hommes vivront heureux. Tout ne sera qu’amour et paix. Tu ne peux ignorer cela.
— Je ne crois pas que l’amour puisse être conquis à la
pointe de l’épée. Je te l’ai dit, j’ai perdu la foi.
Pierre ne se tenait pas pour battu. Il changea d’argument en
prenant Jean par les épaules.
— Si tu ne t’engages pas dans nos rangs, je ne pourrai
rien pour ta foi et tu perdras bien plus encore. Omne datum optimum , sais-tu
ce que cachent ces mots ?
Jean n’en avait aucune idée.
— C’est la bulle du pape Innocent II accordée au
maître Robert de Craon à Latran, le 29 mars 1139, continua le maréchal. Elle
dit : « Nous vous exhortons de combattre avec ardeur les ennemis de la Croix, et en signe de récompense nous vous permettons de garder pour vous tout le butin que vous
prendrez aux Sarrasins, sans que quiconque ait le droit de vous en réclamer une
part, et nous déclarons que votre maison, avec toutes ses possessions acquises
par la libéralité des princes, des aumônes, ou de n’importe quelle autre
manière, demeure sous la tutelle et la protection du Saint-Siège. » Te
rends-tu compte, Jean, de l’indépendance tant spirituelle que temporelle ?
Elle fait de nous des surhommes au-dessus des lois de ce monde ; elle
pourrait faire de toi l’égal des plus grands.
Pierre ne cherchait plus à séduire. Ses mains longues et
pâles trituraient les épaules du Signois. Sous le front ravagé et violacé, son
regard sans paupières, un regard froid et rapace, tentait de pénétrer l’esprit
de Jean. Il parlait des avantages ; il traçait des plans de conquête avec
avidité. La vraie foi qui l’habitait s’était dissipée et c’était avec les
viscères que ses paroles tentaient de convaincre. Il arriva un moment où, à
court d’haleine et de mots, il regarda anxieusement son disciple dans l’espoir
que ce dernier dise : « Oui, prends-moi dans ta troupe », mais
il y avait trop de tristesse dans les yeux de Jean.
— Tu me promets gloire, honneur, Pierre… Cependant, il
y a de la souffrance dans tes propos. Cette douleur, je la connais, ce n’est
pas celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Je l’ai côtoyée en Orient ; la
soif de l’argent et du pouvoir la provoque. J’ai vu les hommes mentir, s’entre-tuer
pour quelques arpents de sable. Cette douleur m’empêcherait d’être heureux
parmi vous. Tu m’as rendu à la vie, Pierre, et je t’en remercie.
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