La Fille Du Templier
en
s’insultant copieusement en provençal et en latin, Aubeline se fâcha.
— Ça se dit chevalier ! Quelle honte ! Seuls
les hommes stupides et cruels placent leur honneur dans leur ventre et ils
deviennent alors pires que des bêtes sauvages. Bérarde, ajouta-t-elle en
désignant la géante, en sait quelque chose pour les avoir subis dans son ventre
avant qu’ils ne lui coupent la langue et la laissent pour morte sur les bords
du Jourdain. Vous n’êtes pas dignes de vos vœux ! Malepeste ! Je n’ai
que faire de manants tels que vous. Étripez-vous ! Saignez-vous ! Allez !
Qu’attendez-vous ? Vous voulez des armes ? En voici !
Furieuse, la fille du templier alla à la cheminée, se saisit
d’un tisonnier et d’un crochet à chaudron qu’elle jeta aux pieds des deux
hommes sous le regard effrayé d’Élise. Cette dernière balbutia :
— Si vous vous entre-tuez, je ne serai jamais adoubée.
Ni l’un ni l’autre ne s’en emparèrent. Manants, c’était
ainsi qu’ils apparaissaient aux yeux des vaillantes guerrières et du jeune
écuyer, de vulgaires roturiers au service d’un seigneur sans foi ni loi, des
vilains qu’un peu de vinasse rendait hargneux. Piqués dans leur orgueil, ils
clamèrent leur nom, leurs titres et leurs exploits comme l’aurait fait un
héraut à la cour d’un roi. C’était ridicule, ils en prirent conscience et
éclatèrent d’un grand rire en se saisissant d’Aubeline et de Bérarde. Ils les
firent tourner et tourner jusqu’à ce que le plancher se mette à tanguer.
Jamais rire n’avait retenti dans le moulin du Latay avant l’arrivée
de Jean et de Robert. Ce dernier, depuis la mort de sa jeune épouse dix ans
plus tôt, n’avait pas desserré les dents, ne sortant de sa tour que pour
chasser le gibier, rançonner les voyageurs ou défier les téméraires pénétrant
sur son territoire par le pont du Diable. Apaisé, le chevalier noir expliqua à
ses nouveaux amis que sa terre, il la tenait de son grand-père, féal d’un
lointain baron bavarois. Elle formait une enclave en Provence. Il ne devait
rien au seigneur de Signes, rien aux évêques de Marseille, rien aux Baux, rien
à personne. Il était libre et libres étaient les hommes et les femmes nés à l’ombre
de sa tour. Ses paysans l’adoraient, il les défendait. Quelques-uns d’entre eux
formaient sa garde à tour de rôle ; tous, femmes comprises, prenaient les
armes quand Paneyrolle était menacée, mais cela ne s’était plus produit depuis
longtemps.
— Ils sont braves, dit Robert avec fierté. Il y a sept
ans, nous avons mis la main sur une bande d’écorcheurs venue du Piémont. Ils
arrivaient de Mazaugues où ils avaient brûlé trois fermes et massacré des gens.
Trente-deux, ils étaient ! On les a surpris à la Salomone, près de la source du Latay. Pas un n’en a réchappé. J’ai défendu les intérêts de la
cour d’amour bien malgré moi !
— Et le seigneur de Signes ? demanda Jean.
— Il était en retraite au couvent de Saint-Maximin.
— Ce dévot entraînera notre perte, dit Aubeline.
Robert cracha avec mépris avant d’ajouter :
— Si tous sont comme lui, je comprends pourquoi les
Barcelonais ont battu les Provençaux ! Il prie tant pour son âme qu’il en
oublie d’être chevalier et homme.
Aubeline acquiesça et coula un regard plein d’allusions sur
Jean. Elle songeait à un épisode que Robert avait tu mais que tous les
habitants du comté connaissaient et embellissaient lors des veillées. Le
chevalier noir avait enlevé son amoureuse à Toulon et, après avoir chevauché
jusqu’à la basilique de Saint-Maximin, il avait demandé à un prêtre de les
marier. Aubeline rêvait d’être enlevée par Jean d’Agnis… Certes, elle se
défendrait pour la forme.
Élise pensait à la jeune épouse morte trop tôt. Elle aurait
voulu consoler Robert dont elle sentait l’immense peine, mais elle était écuyer.
Elle s’imagina en robe dans la grosse tour percée de petites fenêtres taillées
dans la pierre, aux solides planchers jonchés de paille fraîche, dans la salle
haute où flambaient de lourds chandeliers en bronze quand tombait la nuit. Elle
y mettrait de l’ordre, des bouquets de thym et de romarin, rangerait les
coussins et le grand lit aujourd’hui si froid. On l’apercevrait à toute heure
de la journée au bord du Latay ; elle en reviendrait avec une palanche sur
les épaules, toute courbée par le poids de deux seaux
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