La Fille Du Templier
Chaque année, ces drapeaux
flottaient du 7 décembre jusqu’au 8 janvier. Il était alors interdit de se
battre sauf lors des tournois, interdit d’exécuter des sentences, interdit de
lever l’impôt ; le pays entrait en sainteté en l’honneur de l’arrivée du
Sauveur. On voyait les riches donner aux pauvres et les moines quêter pour les
lépreux de Beaupré. Dès l’aube, les prieurs de Saint-Jean et de Saint-Pierre
parcouraient les rues des villages et les collines environnantes en clamant les
paroles d’Isaïe : « Préparez le chemin du Seigneur, aplanissez Ses
sentiers ! »
— Je m’y rendrai après-demain, dit Jean.
— Je t’accompagnerai.
Aubeline ne lui avait pas dit non quand Jean s’était proposé
de l’accompagner jusqu’à Chibron, extrême limite des terres de Meynarguette où
les paysans creusaient un canal d’irrigation. En les voyant partir ensemble, Bérarde
n’avait pas trop maugréé. Sa propre journée serait bien remplie : Jean du
Paumier l’attendait dans son château-tannerie construit de bric et de broc sur
les bords du Gapeau. Élise s’occuperait de Robert. À chacune son histoire, à
chacune son rêve.
La fille du templier était une cavalière émérite. Jean la
comparait à l’une de ces légendaires amazones décrites dans les récits grecs
que traduisaient les moines et chantaient les conteurs. Il avait rencontré
quelques femmes lui ressemblant en Terre sainte. Toutes étaient des
descendantes des Normandes de Sicile et toutes rivalisaient d’audace quand il s’agissait
de croiser le fer avec les infidèles.
Par le Seigneur ! Elle était plus fière que son père. Elle
mit un point d’honneur à le devancer dans la plaine de Chibron, alors que pris
au jeu de la compétition, ils s’étaient lancés dans un galop à se rompre le cou.
Elle l’avait emporté en franchissant deux troncs d’arbre que venait d’abattre
la paysandaille construisant le canal.
— Ah ! Quelle belle course ! s’exclama-t-elle
tout essoufflée. Tu es galant homme, chevalier, tu aurais pu aussi sauter l’obstacle.
— Et finir sur un grabat avec la colonne cassée, répondit-il.
Très peu pour moi ! Je veux vivre pleinement et sainement les quelques
années qui me restent.
— Je n’avais pas remarqué que tu étais si vieux.
— J’ai vingt-six ans.
Elle pouffa, puis elle dirigea son cheval au pas le long du
canal où les hommes s’échinaient en chantant.
— Beaucoup ont le double de ton âge, lui fit-elle
remarquer.
Il y avait là des vieillards de plus de cinquante ans noués
à leurs pioches, à leurs masses et leurs pics, les reins cassés, la face creusée
de rides. Ils n’avaient rien connu d’autre que ce terroir cerné de montagnes. Leurs
pas ne les avaient jamais portés au-delà de ces sommets blanchis par les
premières neiges et ils ne se souciaient guère de découvrir le vaste monde car
Dieu allait les accueillir dans le paradis merveilleux où les attendaient de
chers disparus. Ils peinaient et ils souriaient au passage de la demoiselle et
du chevalier. Aubeline s’adressa aux uns et aux autres, demanda des nouvelles
de leurs familles. À un moment, elle descendit de cheval pour aider deux hommes
qui tentaient de déplacer un rocher. Jean joignit ses forces aux leurs et ils
parvinrent à faire rouler la masse.
— Que le Seigneur te prête une longue vie, dit l’un des
journaliers en baisant la main d’Aubeline.
— Qu’Il vous bénisse tous, répondit-elle, vous, vos
femmes et vos enfants.
— Nous ne souhaitons qu’une seule chose, dit timidement
le second homme qui avait de longs cheveux blancs et un regard fiévreux. Que
tes fils et tes filles soient à ta ressemblance, et qu’ils protègent et aident
nos descendants comme tu le fais.
— Alius, je ne suis pas encore mariée, remarqua-t-elle.
— Tu le seras bientôt et ce jour-là nous te tresserons
une couronne de fleurs sauvages et nous offrirons des bouquets à Notre-Dame-l'Eloignée
et à sainte Marie Madeleine. Je dois t’avouer que nous prions souvent Dieu pour
qu’il mette sur ton chemin un noble et juste chevalier.
Alius avait posé un regard appuyé sur Jean d’Agnis comme
pour lui demander « Es-tu noble et juste ? ». Jean hocha instinctivement
la tête. Ce qui n’échappa pas à Aubeline qui se sentit rougir. Il devait s’en
dire sur leur compte dans les campagnes ! Ce qui la rassurait c’était qu’aucun
de ces pauvres hères
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