La Fille Du Templier
confesseurs et plus intimement à Dieu. Ils avaient perdu et mis
en danger l’intégrité de leur territoire au risque de provoquer un
bouleversement politique sans précédent. Leurs têtes étaient encore pleines des
gémissements de leurs compagnons à terre, du son victorieux des olifants
ennemis. Raymond Bérenger avait proclamé son triomphe dès que Bertrane de
Signes s’était présentée à lui.
Aubeline pénétra dans la nef où les grands se rassemblaient
pour l’élaboration du traité. Les pourparlers n’étaient pas entamés. Les
participants n’étaient pas au complet. Elle eut l’impression d’avancer dans un
vaste tombeau. Elle avait des dons ; les pensées morbides des nobles l’assaillirent ;
la présence des saints statufiés ne la rassura pas. Ils étaient en colère
contre les hommes et les femmes agenouillés qui quémandaient pardon. Le Christ
en croix au-dessus de l’autel souffrait et elle eut la vision du soldat romain
plantant sa lance dans le flanc du Seigneur. Pantelante, inquiète, elle s’adossa
à un pilier.
Le chant des moines, monotone, et l’odeur entêtante de l’encens
les maintenaient dans une sorte de mauvais rêve éveillé. Cela faisait plus de
deux heures qu’ils attendaient dans la vieille église d’Arles. Sous les voûtes
basses des travées éclairées par les torches et les cierges qui ne parvenaient
pas à repousser les ténèbres, ils gardaient le silence, s’accrochant à la garde
de leurs épées pendues à leurs ceintures ou serrant les grains des chapelets.
Le chant des moines monta d’un ton et s’amplifia. Une cloche
tinta. La lourde porte de l’église s’ouvrit sur un flot de soleil et sur les
rumeurs de la ville.
Aubeline s’éveilla à cette lumière et aux bruits de la vie.
— Enfin ! soupira un vieux chevalier de Marseille
à l’armure bosselée et rouillée.
Le chant se fit divin. Les moines appelaient les anges. Statufiés
par cette mélodie, nobles et chevaliers fixaient un regard hypnotisé sur la
découpe romane de l’entrée ; et comme la foule des manants s’écartait et s’agenouillait
en signe de soumission, ils aperçurent, s’avançant avec la lenteur d’un
revenant mitré, l’évêque d’Arles resplendissant dans sa chasuble brodée d’or. Il
marchait courbé, frappant le sol de sa crosse sur laquelle il s’appuyait en
soufflant. Sa peau molle et terreuse pendait sur son visage décharné. Aubeline
n’avait pas une bonne opinion de cet homme dont la duplicité et l’amour pour l’or
n’étaient plus à prouver. Depuis le début de cette histoire d’héritage, il
menait un double jeu et peut-être même était-il un agent du pape et de l’empereur
d’Allemagne. Aubeline se demanda pourquoi Dieu prolongeait la vie de ce mauvais
chrétien. Elle ne se faisait pas d’illusions. Aucun éclair jaillissant du doigt
accusateur du Tout-Puissant ne réduirait en cendres ce prélat perclus de
douleurs et empli de péchés.
Pendant un court instant, l’évêque cligna des yeux pour les
habituer à l’obscurité de l’église, puis il montra son mépris pour la
soldatesque rassemblée sous les pierres séculaires.
Des perdants, voilà ce qu’étaient ces hommes. Ils ne
valaient pas mieux que les gueux des quartiers bas de la ville. Ils ne
méritaient pas sa bénédiction. Par Jésus Tout-Puissant, cette affaire allait
lui coûter ; il n’avait pas eu le temps d’en dénouer les fils et d’exploiter
la générosité de ces imbéciles. La défaite des Baux écornait sérieusement ses
profits. Il aurait préféré les savoir prisonniers des infidèles au Caire ou à
Damas. Il n’aurait pas versé la moindre rançon pour les délivrer.
Les seigneurs l’ignorèrent ; ils le détestaient. Ce
chien était capable des pires bassesses. Et dans le cas présent, il se
préparait à les trahir d’une manière ou d’une autre. L’assemblée n’eut d’yeux
que pour la suite du saint homme.
Stéphanie et ses fils, sanglés dans leurs cottes de fer, pénétrèrent
dans la nef. La comtesse des Baux était livide. Hugon, le visage haineux et
durci, ne quittait pas du regard le Christ sur sa croix. Il le défiait, l’accablait
tout bas, le tenant pour le grand responsable du désastre. Ses frères étaient
au bord des larmes. Contrairement à lui, ils attendaient le réconfort venu d’en
haut. Le Christ au visage émacié, au corps torturé était mort pour racheter
leurs fautes. Ses souffrances
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