La Fille Du Templier
n’entendait
pas les clameurs. Son cœur battait au rythme du galop de Ravage ; le monde
perdait ses contours ; la peur n’existait plus. Seules comptaient la
bataille et la présence de Raymond Bérenger au centre de l’élite catalane.
Quelque chose vrombit à ses oreilles. Il ne s’aperçut même
pas que les arbalétriers venaient de décocher leurs carreaux. Les traits
filèrent de part et d’autre de son cheval, traversèrent les boucliers des
chevaliers, leurs cuirasses, pénétrèrent les poitrines. Une quinzaine de braves
tombèrent ; leurs montures roulèrent sur eux ; d’autres se cassèrent
les jarrets sur cet amoncellement d’hommes et de bêtes.
— Pitié pour eux ! s’écria Bertrane en voyant se
creuser le trou au sein de la cavalerie menée par l’impétueux Hugon.
Elle chercha du regard Stéphanie, croisa les yeux bouillants
d’impatience d’Aubeline et de Bérarde. La comtesse des Baux entraînait derrière
elle son chapelain et quelques guerriers sur le chemin d’Arles. Elle allait
tenter de déborder l’ennemi avant de l’encercler. Bertrane vit également son
époux et les Signois de Château-Vieux pataugeant dans la boue d’un marécage et
elle pressentit la catastrophe.
Nous devons porter secours aux chevaliers des Baux ! dit
Aubeline.
— Attendez ! lui ordonna Bertrane.
— Mais il sera bientôt trop tard !
— Attendez ! La première de vous deux qui
attaquera sans mon ordre devra en répondre devant les juges de la cour.
Aubeline se renfrogna. Il n’y aurait pas de jugement terrestre.
Ce soir, ils iraient presque tous en enfer. Bienheureux les justes qui
franchiraient les portes du paradis. Aubeline reporta son attention sur la
bataille.
Derrière Hugon, la troupe se reformait.
— À l’asard Bautezar !
Il hurla sa devise quand Ravage renversa un arbalétrier. La
tête de l’homme éclata sous les sabots. Les mercenaires italiens essayaient de
tendre à nouveau les cordes de leurs armes ; ils furent très vite écrasés
par les destriers écumants lancés au galop. Hugon poursuivit son chemin et
parvint sur le gros des forces ennemies, où derrière un grouillement de paysans
et de soldats se tenait le noyau dur des Catalans protégeant Raymond Bérenger.
— Je vais te tuer ! cria-t-il.
Le comte de Barcelone ne l’entendit pas. Le bruit était
assourdissant. La terre tremblait, les hommes beuglaient, les fers tintaient et
les chevaux hennissaient de douleur quand flèches et javelines se fichaient
dans leur poitrail.
À cinq cents pas de l’effroyable mêlée, Stéphanie et ses
fidèles abordèrent l’étang de Scamandre. Des Carcassonnais s’y étaient
concentrés à l’abri des roselières ; ils surgirent de toutes parts.
— La dame ! La dame des Baux ! Prenez-la
vivante !
Ils en bavaient, louaient leur chance : elle valait son
pesant d’or. Stéphanie remit tout haut son âme à Dieu. On ne la prendrait
jamais vivante ; elle ne pourrirait pas dans un cachot de la forteresse de
Barcelone.
— À moi les Baux ! appela-t-elle.
Aussitôt, ses chevaliers l’entourèrent. Deux de ses fils la
serrèrent de si près qu’elle ne pouvait plus manœuvrer. Son chapelain se rua en
avant, renversant les téméraires ; il faisait tourner sa masse et
fracassait des têtes. Une joie féroce l’animait. Cependant, d’autres guerriers,
toujours plus nombreux, apparaissaient et se regroupaient. Les roseaux les
lâchaient par grappes. Ils se servaient de crochets pour désarçonner les
cavaliers, puis se jetaient sur eux avec des coutelas de boucher. À un moment, alors
que plusieurs des siens venaient de tomber sous les coups des Carcassonnais, la
comtesse comprit qu’elle allait être submergée. Son épée fendit l’air, puis le
casque d’un jeune soldat. Elle hurla comme au plus profond d’un cauchemar, tailla
en pièces ceux qui s’accrochaient à sa bride et à ses étriers, perçant les
boucliers et les cuirasses, égorgeant un chien féroce qui s’attaquait au flanc
de son cheval. Par poignées, les guerriers s’effondraient, aussitôt remplacés
par d’autres. Par centaines, aussi loin que portait la vue, les chevaliers s’embrochaient,
puis s’achevaient à l’épée, à la hache, au fléau, à mains nues. Ils s’embrassaient
dans la mort, disparaissaient dans la vase des étangs.
Stéphanie croyait que le carnage ne finirait jamais, quand
le miracle se produisit. Alors que, bousculant les escouades serrées
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