La force du bien
qu’ils puissent y aller de leurs discours, au banquet prévu pour eux. Là aussi, pour le ministre et le préfet, grande déception : peu de monde – juste le conseil municipal, les pasteurs, le corps enseignant, quelques notables du pays –, mais pas une fleur, pas de décorations, pas d’effigie du Maréchal… et un repas des plus austères, uniquement composé des aliments accordés par les cartes de ravitaillement ! Une ambiance, comme vous voyez, plutôt glaciale ; ça n’avait rien de la franche cordialité ! Pour une réception, ah, ça a été une belle réception ! Ensuite, ils sont tous allés au temple, où le pasteur Trocmé a fait des siennes. D’abord, lui-même ainsi que son ami le pasteur Theis ont refusé d’y prendre la parole. C’est le pasteur Janet, un Suisse qui exerçait au Mazet, pas loin du Chambon, qui a fait le sermon. À la fin, Lamirand s’est permis de crier : “ Vive Pétain ! ” Et Trocmé a dit : “ Vive Jésus-Christ ! ” À ce moment-là, le pasteur Janet a proposé de chanter La Cévenole , et tout le monde, à gorge déployée, a chanté La Cévenole . C’est un chant magnifique, vous savez. Je pourrais vous le chanter aujourd’hui encore, et en entier… Avec ce chant, on lui a cloué le bec, au ministre ! Le comble pour lui, après ça, est venu avec la lettre des jeunes.
— Une lettre ?
— Oui, écrite par une dizaine d’élèves, les plus âgés, de notre École cévenole, qu’avait créée le pasteur Trocmé. Ils l’ont donnée à Lamirand et au préfet, en leur enjoignant de la lire sur-le-champ, devant eux. Dans cette lettre, ils se déclaraient horrifiés par la rafle du Vél’ d’hiv’, à Paris. Ils soutenaient qu’il était contraire à l’enseignement des Évangiles de faire des distinctions entre Juifs et non-juifs, et ils annonçaient qu’au cas où des persécutions antisémites auraient lieu aussi dans la zone Sud ils désobéiraient aux ordres de Vichy et feraient tout pour venir en aide aux Juifs. Vous imaginez les têtes du ministre et de ces messieurs ! Le préfet était furieux, et a menacé le pasteur Trocmé en partant. Il lui a dit qu’il était au courant de ses activités, et qu’il l’enverrait en déportation… Cinq jours plus tard, nous avions droit à la descente de police !
— La vengeance n’a pas traîné ! Comment ça s’est passé ? C’était dangereux, avec tous ces Juifs que vous aviez au village, dans les pensions et dans les fermes des environs ?
— C’est… c’était pas mal, en effet ! Vous avez pu constater que, depuis les hauteurs du pays, on voit arriver les visiteurs de loin. Ce jour-là, il y avait un véritable convoi : une voiture suivie de plusieurs cars de police ; l’un des cars était bourré d’agents, et les autres étaient vides – preuve qu’ils étaient destinés à emmener du monde. Ils ont convoqué le pasteur Trocmé et lui ont ordonné d’inviter tous les Juifs qu’il cachait à se présenter le lendemain à la mairie. Ils devaient être emmenés pour trouver une patrie en terre polonaise, aménagée tout exprès pour eux grâce à la bienveillance d’Adolf Hitler, si soucieux de leur sort… Car c’était ça, la propagande de ces messieurs ! Les camps d’extermination : une patrie ! Quelle ignominie !…
— Qu’a fait le pasteur Trocmé ?
— Comme d’habitude. Il leur a dit qu’il ne savait pas ce que c’était qu’un Juif, que pour lui il n’y avait que des hommes, et qu’en tant que berger de ce pays il n’avait aucune raison de leur faire confiance et de leur livrer ses brebis… En fait, les gendarmes, mine de rien, lui avaient ainsi donné vingt-quatre heures de délai. Le lendemain, quand ils sont revenus chercher les Juifs, ils n’en ont pas trouvé : au Chambon, on ne voyait que des chrétiens ! Les Juifs avaient eu le temps d’aller se cacher dans la forêt et dans les endroits reculés du Plateau. Ils sont restés ainsi plusieurs jours, par prudence : au village, nous avions peur d’une nouvelle rafle, d’une rafle surprise, en pleine nuit – par représailles, par dépit des collaborateurs de n’avoir rien trouvé chez nous. Et puis, au bout d’environ une semaine, tous nos réfugiés sont revenus. Le Chambon n’est pas facile d’accès, et on a fini, à Vichy, par nous oublier un peu – mais pas pour bien longtemps. À la fin de l’année, en 1942 toujours, les Allemands sont venus s’installer au
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