La force du bien
village, et il y a eu les événements de 1943…
— Pourquoi avoir aidé les Juifs ? Vous couriez un risque formidable, non ?
— Formidable, sûr !
— Vous pouviez être arrêtée ? Et tous les autres du village ?
— Oui.
— Être fusillée ?
— Oui.
— Alors, pourquoi ?
— Parce que c’est le peuple de Dieu. Parce que nous devions le faire. Il fallait les protéger, les loger, les cacher… Comme il a fallu les prévenir quand il y a eu cette rafle pour qu’ils partent dans les bois. Nous devions toujours leur trouver de nouveaux logis, les nourrir, les réconforter. Nous devions les aider !
— Il y avait des contrôles ?
— Oui, pour ravitailler certains Juifs dans leurs cachettes, il fallait souvent passer à travers champs.
— Vous est-il arrivé, pendant la guerre, d’avoir peur ? D’avoir eu peur, à courir tant de risques ?
— Nous avons été quelquefois très près, tout près du danger, mais au fond nous ne risquions rien : nous nous occupions de gens traqués qui étaient des Juifs, nous savions que nous agissions selon la volonté de Dieu – comment aurions-nous pu avoir peur ?
— Cinquante ans après, si c’était à refaire, vous le referiez ? Sans le moindre état d’âme ? Sans hésitation ?
— Mais enfin, comment laisser quelqu’un qui est pourchassé avoir faim, avoir soif, avoir froid, sans essayer de lui rendre service ! Mais c’est la parole de Dieu : Tu aimeras ton prochain comme toi-même ! ton prochain, n’est-ce pas ? Ton prochain… »
53.
Le Chambon-sur-Lignon et ses Justes nous interrogent une fois encore sur le Bien et le Mal, ce couple inséparable, et sur notre responsabilité individuelle et collective.
Le philosophe allemand Karl Jaspers a réfléchi, dans une série de conférences [5] publiées au lendemain de la guerre, sur les différents degrés de culpabilité face aux crimes nazis. Son analyse pourrait peut-être, si on la transposait pour l’appliquer au Bien, nous éclairer sur le phénomène des Justes, nous permettre de le comprendre.
Jaspers distingue quatre sortes de culpabilité – criminelle, politique, morale, métaphysique – face aux crimes commis par le III e Reich.
La culpabilité criminelle désigne « des actes objectivement établis qui renvoient à des lois univoques », et dans ce cas le philosophe remarque que seuls les individus peuvent être châtiés : « Le criminel, dit-il, c’est toujours un individu. » Mais il ajoute aussitôt : « Chaque citoyen se trouve coresponsable des actes de l’État auquel il appartient. »
La culpabilité politique ajuste cette dernière observation, puisque Jaspers parle ici des « actes des hommes d’État », certes, mais que tout citoyen de cet État doit assumer. Il ne s’agit pas ici pour lui d’une responsabilité criminelle collective, mais d’une responsabilité collective morale : « Un crime reste un crime, même s’il a été ordonné. »
Et Hannah Arendt, dans un article paru à la même époque sous le titre « La culpabilité organisée », ajoute que tout individu est en outre moralement coupable « chaque fois qu’il a manqué à l’appel, faute d’avoir saisi n’importe quelle occasion d’agir pour protéger ceux qui se trouvaient menacés, pour diminuer l’injustice, pour résister »…
Jaspers et Arendt parlent ici de la troisième catégorie de culpabilité : la culpabilité morale .
Jaspers évoque enfin une quatrième et dernière forme de culpabilité, qu’il qualifie de métaphysique . Il s’agit pour lui de la responsabilité de chacun « pour toute l’injustice et tout le Mal commis de par le monde » : faute d’agir pour l’éviter, on s’en fait le complice.
À la lecture de Jaspers et d’Arendt, on s’aperçoit que les rares individus qui échappent à ces différents degrés de culpabilité sont des êtres exceptionnels : en réalité, des Justes. Ce caractère d’exception, qui correspond à notre exigence morale, les rend exemplaires – non parce que leur nature serait différente de celle des autres, mais parce que, constitués de la même manière que tous les hommes, ils parviennent, au milieu des pires conditions historiques, à préserver la Loi universelle de l’amour, de la justice et de la vérité.
Exemplaires aussi, ces Justes, parce qu’ils prouvent, par leur existence même, que cette démarche-là est possible. Et c’est en regard de cette
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