La force du bien
qu’aux hommes. C’est un message des plus simples. Il y a d’ailleurs eu, en France, d’autres régions qui ont adopté une attitude similaire : les Cévennes, terre traditionnelle de refuge, ou Dieulefit dans la Drôme ; ce sont souvent des communautés protestantes. Le Chambon a été considéré comme un symbole de ces actions, certes, mais je ne pense pas que les gens d’ici en aient tiré gloire. De leur point de vue, ce qu’ils ont fait était on ne peut plus normal… »
52.
Marie Brottes a l’accent du pays, un long visage au nez aquilin, des cheveux blancs tirés en arrière par un chignon : une authentique femme de la terre cévenole. En dépit de son âge, sa mémoire ne la trahit pas, et sa vivacité d’esprit plaide pour sa foi. Elle pense qu’elle n’a fait que respecter ce qui lui est apparu, à l’époque, comme « la volonté de Dieu ».
« Vous aviez trente-quatre ans en 1940. À quel moment avez-vous pris connaissance des persécutions contre les Juifs ?
— Dès le début de l’année 1940, dès qu’ils sont arrivés. Chez nous, par exemple, on nous a demandé d’héberger le docteur Motener, qui était autrichien, avec sa femme et leur petit garçon de cinq ans. On leur a trouvé un logement en haut du village. Ensuite, il a fallu les changer de place. Ils n’avaient rien. Il fallait donc leur porter un peu à manger, un peu de pain, de pommes de terre, de matières grasses – enfin, ce qu’on pouvait trouver avec nos tickets d’alimentation. Il fallait partager, n’est-ce pas ?
— Un Juif, c’était quoi, pour vous ?
— Eh bien, les Juifs, c’est… c’est le peuple de Dieu. Alors nous respectons cela. L’Ancien Testament est pour les Juifs, et le Nouveau Testament est pour les nations. Alors Jésus-Christ est venu pour sauver les nations et les Juifs aussi. Mais, quand Il est venu, il s’était déjà passé beaucoup de choses…
— Vous êtes protestante, madame Brottes ?
— Oui. Je suis de l’Église évangélique.
— Vous entretenez donc, en tant qu’évangéliste, un sentiment très particulier à l’égard des Juifs ?
— Oui, oui ! Enfin, tout de même, c’est la parole de Dieu ! Il a dit d’aimer son prochain… Alors ce prochain, ça peut être le Juif comme n’importe quel autre. Et il y avait tout ce que nous disaient le pasteur Trocmé et les autres pasteurs. Et puis, quand on voit des persécutés, vous savez… Tenez, avant, on avait reçu les Espagnols, les victimes de la guerre de Franco. Ils n’étaient pas juifs ; simplement ils étaient persécutés, alors on les a reçus, voilà.
— Selon vous, il est passé combien de Juifs sur le haut plateau, ici, pendant la guerre ?
— C’est une question controversée. Certains disent : trois mille. Je pense que c’est davantage. Beaucoup sont passés sans rester longtemps, et il en est passé tant ! De toute la guerre, ça n’a pas cessé. Des fois, il fallait les cacher pour une nuit, les emmener dans des granges à trois, quatre kilomètres d’ici, à minuit…
— Et ça se passait comment ?
— Avec la plus grande discrétion ! Ma voisine, de l’autre côté du pont, ne savait pas ce qui se faisait au village. C’est vous dire qu’on n’était pas bavards !
— Racontez-moi le passage du secrétaire d’État de Pétain : que s’est-il passé ?
— Ah ! D’abord, il avait été question d’une visite de Pétain lui-même, mais il était allé au Puy sans passer par Le Chambon (ça ne nous avait d’ailleurs pas offusqués !…), et peu après le pasteur Trocmé a reçu une lettre du préfet, lui annonçant que, pour “ compenser ”, nous aurions la visite de Georges Lamirand, son ministre de la Jeunesse.
— Comment a-t-il été reçu ?»
Mme Brottes prend son temps pour répondre. Elle savoure encore la situation de l’époque. Elle sourit et, même, elle pouffe de rire.
« Pour une réception, il a eu droit à une réception, le ministre ! Il n’a pas dû l’oublier de sitôt… C’était dans la matinée du 15 août. Ils sont arrivés, le préfet et lui, tous deux en grand uniforme avec leurs gens ; leurs voitures se sont garées sur la place où la municipalité devait les recevoir, et… Rien. Personne. Pas un drapeau dehors – alors qu’à l’époque, dans le délire des gens de Vichy, on agitait du bleu-blanc-rouge à tout bout de champ… On les a aussitôt emmenés, sans la moindre cérémonie, sans
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