La force du bien
trouvé. Alors, le commandant nazi a décidé de prendre une douzaine de jeunes gens en otages. J’étais l’un d’eux…
— Que s’est-il passé ?
— Une chance ! Une chance inouïe ! L’armée française soutenue par les Alliés avançait sur Montbéliard au moment même où les Allemands s’apprêtaient à nous fusiller !
— Tu as failli être fusillé à cause de la générosité de ton père. Avez-vous reparlé tous les deux, après la guerre, de cet épisode ?
— Nous étions dedans, ensemble. Et jamais je n’aurais reproché à mon père d’aider quelqu’un, de sauver des gens.
— Même si ça devait te coûter la vie ?
— Même si ça devait me coûter la vie, oui !… Je vais te faire une confidence : par deux fois dans ma vie, j’ai éprouvé des sentiments exceptionnels. La première fois, à l’âge de dix-huit ans, ç’a été lorsque j’ai appris que des hommes comme nous n’avaient rien fait pour secourir d’autres hommes. Alors j’ai eu honte. Et la deuxième fois, peu après, quand j’ai pris connaissance de la dimension du désastre – quand j’ai su, pour Auschwitz –, j’ai ressenti, je me souviens, un sentiment de colère jamais égalé ! Et c’est à ce moment-là – je dis cela en public pour la première fois – que j’ai décidé de devenir prêtre…
— Pourquoi prêtre ?
— Parce que j’ai compris que le désastre n’était pas seulement physique, mais moral. Qu’il fallait reconstruire le monde, certes, mais aussi l’ âme de l’homme. »
60.
Cette enquête est proche de son dénouement. J’aurais dû peut-être, par scrupule, par souci de rigueur, parcourir quelques pays de plus et interroger d’autres témoins, mais aurais-je découvert des éléments différents, des explications plus convaincantes ? Ces autres témoins auraient-ils modifié l’idée du Bien qui se dessine dans ces pages, à travers les récits de ceux que j’ai rencontrés ? Je ne le pense pas. Même si le doute ne m’a jamais quitté, ma conviction est faite : le Bien existe.
« C’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité », remarque Pascal dans les Provinciales . Et il souligne que « tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage ». Je le crois aussi malgré et peut-être même à cause de la Shoah. Je sais pourtant que la guerre de la vérité n’est jamais tout à fait gagnée. Que l’histoire continue, et les massacres. Les tueries d’à présent n’égalent pas encore – par la volonté, par les moyens technologiques dont elles disposent, par l’ampleur et le caractère systématique du projet – l’extermination, la Solution finale d’hier ; elles prouvent cependant chaque jour que la violence et la haine n’ont pas désarmé, n’ont nulle intention de déserter le champ de bataille. J’ai ici à l’esprit la seconde partie du raisonnement de Pascal, qui vient contrebalancer la première : « Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l’irriter encore plus. » Et le philosophe de préciser : « Quand la force combat la force, la puissante détruit la moindre ; quand on oppose les discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent et dissipent ceux qui n’ont que la vanité et le mensonge : mais la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre . »
C’était aussi l’opinion de Maimonide. À une différence près : le diagnostic de celui-ci était plus nuancé. Dans cette guerre permanente entre le Bien et le Mal, entre les fils de la lumière et les fils des ténèbres, il voulait croire que, grâce aux Justes, la balance pouvait, au moins pour un moment, pencher en faveur du Bien.
Au moins pour un moment : leur profond pessimisme n’empêchait ni le juif Maimonide ni le catholique Pascal d’espérer. C’est qu’ils disposaient l’un et l’autre, arrimée à leur cou, d’une bouée de sauvetage appelée Dieu.
Et les autres, ceux qui n’ont pas la chance d’avoir accès à cette bouée de sauvetage, sont-ils condamnés à la noyade ? Je ne le crois pas. Mais, pour répondre à cette question, ne serait-il pas urgent de déterrer – sous les décombres des ghettos et des camps, s’il le faut – l’ancienne idée de l’homme universel en tentant de redonner au mot humanisme
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