La force du bien
comportement des hommes d’hier me renvoient sans cesse, comme en un jeu de miroirs, aux réactions de ceux d’aujourd’hui. De cette idée du passé , en effet, chacun pourra se servir comme terme de comparaison . D’où notre inquiétude devant les massacres aujourd’hui perpétrés au Rwanda, en ex-Yougoslavie, en Tchétchénie.
Le 6 juillet 1938, à l’initiative du président américain Franklin D. Roosevelt, se tient à Évian une conférence réunissant trente-deux États, avec, pour objectif, la solution du problème des réfugiés, de ces Juifs, de ces antifascistes qui fuyaient le nazisme. Or, dès l’ouverture de cette conférence, il faudra constater qu’aucun des États représentés n’est disposé à accueillir les persécutés…
En Amérique, au moins jusqu’à l’attaque surprise des Japonais contre la base navale de Pearl Harbor, l’opinion était hostile à une intervention en Europe comme à une arrivée massive de réfugiés. On parlait déjà de « seuil de tolérance », et le très populaire Charles Lindbergh, l’homme qui le premier traversa l’Atlantique en avion, paradait sur la Cinquième Avenue à New York à la tête d’une immense manifestation dont l’objectif (« non-intervention en Europe ») et les mots d’ordre (« non à la guerre des Juifs ») étaient d’autant plus scandaleux que nombre de ces mêmes Juifs croupissaient déjà dans les ghettos et dans les camps. Là encore, comment accepter l’idée selon laquelle tous les Américains de l’époque auraient partagé la position de Charles Lindbergh ? Mais, au demeurant, que pouvaient-ils faire ?
Nous savons que celui qui plonge dans la rivière pour sauver quelqu’un qui se noie – et qui le fait sans demander ni remerciements ni récompense – est un Juste. Qu’advient-il, toutefois, si ce même individu se trouve sur la rive opposée ? La question a été soulevée par Vitas Landsbergis, l’ancien président de la Lituanie. « Cet individu compatirait », me répond-on souvent.
Mais ne pouvons-nous être généreux sans éprouver de la pitié ? Nous ne sommes pas tenus de prendre sur nous la souffrance des autres, mais, si nous le pouvons, il nous revient de la soulager.
Ceux qui ont essayé, en Amérique, de soulager la douleur de leurs semblables de l’Europe occupée ont existé. Ont existé aussi ceux qui ont risqué leur vie pour faire sortir les persécutés de l’enfer nazi. Mais on a gardé le silence sur ces « humanitaires » d’avant l’heure, aussi simples et modestes que les Justes dans les pays occupés. Ont-ils agi grâce au même amour de la vie, à la même soif naturelle du Bien ?
Ces questions m’ont conduit à abandonner pour un moment le chemin que je poursuivais, depuis le début de ce livre, à travers l’Europe en direction de l’Italie et de la France. Ce détour passe par l’Amérique, donc, et par la Suisse : ces deux pays faisaient alors rêver des millions d’individus qui, sur les routes et les mers, fuyaient la croix gammée.
36.
« À l’époque, toutes ces choses de l’actualité ne me passionnaient pas. Je vous l’ai dit : j’avais vingt-cinq ans, j’étais riche et américaine… J’habitais Paris et Paris m’appartenait. Un peu comme dans les romans de Hemingway. Les gens dansaient beaucoup. On s’étourdissait, on s’amusait. On préférait ne pas penser à ce qui se passait en Allemagne… Et l’Amérique n’était pas en guerre. En 1939, j’étais amoureuse d’un jeune homme, une petite frappe. C’est à cause de lui que je me suis retrouvée à Marseille. Mais une fois arrivés là, il m’a quittée. Bon débarras ! J’ai rencontré Marianne Davidport, une amie, et tous ces réfugiés qui attendaient un miracle !… J’ai compris, j’ai été touchée par leurs propos, par le sort de tous ces gens pourchassés. J’étais disponible, j’avais de l’argent, je pouvais aider : cette aventure me plaisait. Je suis enfin passée du frivole au sérieux… Et puis, peu à peu, nous nous sommes tous rencontrés au cours de l’année 1940… »
New York ; 68 e Rue, entre Park Avenue et la Cinquième Avenue ; septième étage. Devant moi, assise dans un fauteuil tapissé de cuir noir, Mary Jane Gold : une femme aux cheveux blancs bouclés, à l’esprit alerte, à la parole déliée. Élégante, un brin aristocratique, elle porte une veste d’été blanche et son maquillage soigné lui baigne les yeux de
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