La force du bien
il y a des siècles. À l’époque, c’était, paraît-il, un très ancien lieu de repos parsemé de blocs de pierre érodés par les ans et portant des inscriptions en hébreu dont beaucoup étaient indéchiffrables, comme le temps lui-même et comme l’histoire des Juifs.
Mais plus près de nous, pendant la guerre, la Turquie a-t-elle fait un geste envers ces pauvres Juifs fuyant les persécutions nazies qui sévissaient en France, en Italie ?
Me voici donc à Istanbul, sur le Bosphore. La pièce où je suis reçu est spacieuse, avec des fenêtres ouvrant sur la Corne d’Or et, au-delà, sur l’arsenal et les chantiers navals dont les odeurs de goudron, parfois, se mêlent à la brise.
« Je crois en Dieu, je suis musulman et je n’ai fait qu’écouter la voix de ma conscience. Ma conscience m’a appelé. Je suis musulman, oui, mais je suis avant tout un homme qui songe à l’humanisme, à l’humanité. Je me suis mis à la place de ces personnes qui allaient être des victimes. Ma conscience m’a dit de faire ce que je pouvais. Voilà pour ce que vous appelez ma “ motivation ”. »
Mon interlocuteur est un petit homme frêle, doux, mais inflexible. Je devine en lui une résolution, une force de décision que rien, sans doute, ne saurait faire reculer. Cheveux argentés, visage souriant, manières élégantes : Selahattin Ulkumen offre l’image d’un ancien diplomate qui ne saurait se départir de son calme. Il porte un costume lie-de-vin sur un T-shirt à col roulé, et, hormis quelques taches de vieillesse qui lui parsèment le front et trahissent son âge, il a plutôt une silhouette de jeune homme. En 1943, âgé d’à peine trente ans, le voici nommé consul général de Turquie sur l’île de Rhodes.
Rhodes, comme l’île de Kôs, également dans la mer Égée, appartient à la Grèce, mais, dès le début de la guerre, ces îles tombent aux mains des hommes de Hitler et de Mussolini.
« À l’époque, explique Selahattin Ulkumen, Rhodes se trouvait sous l’occupation conjointe des Italiens et des Allemands. Dans ces conditions, il n’y a pas eu de persécutions contre les Juifs. Mais en septembre 1943, le 8, les Italiens se sont retirés, et les Allemands sont devenus les seuls maîtres de l’île. C’est à partir de ce moment que les arrestations ont commencé, et que des Juifs ont été raflés pour être envoyés en déportation. En tout, ils étaient deux mille deux cents à Rhodes.
— Quelle était la situation des Juifs de Rhodes, à cette période ?
— Ils étaient obligés de se concentrer dans un quartier déterminé, mais jamais ils n’ont eu à porter l’étoile jaune… »
Et Selahattin Ulkumen de me suggérer la courbe des sentiments qui prévaut alors sur l’île. Des craintes diffuses tout d’abord, puis une inquiétude de plus en plus vive, puis la désolation – une atmosphère d’étrangeté, de presque irréalité : depuis 1941, les Italiens ont confisqué tous les postes de radio, si bien que les Juifs ne savent rien du sort réservé aux leurs sur le continent. Ce sera donc par surprise et sans la moindre difficulté que les Allemands arrêteront tous les hommes de la communauté juive de l’île pour les répartir tout d’abord dans différents centres de triage, à Rhodes même, à Trianda, à Crementon et à Villanova, avant de les déporter vers les camps de concentration du continent.
C’est alors qu’intervient le tout jeune consul général de Turquie, Selahattin Ulkumen. Les scènes de détresse auxquelles il assiste le bouleversent, et il décide d’agir.
Sans tarder, il effectue un recensement de tous les Juifs de l’île qui sont peu ou prou d’origine turque, et distribue à leurs épouses des cartes d’identité turque. Il se met ainsi en position de pouvoir aussitôt, et de la manière la plus officielle, exiger auprès de la Gestapo la libération de tous ceux de ces Juifs qui, preuves légales en main, sont bel et bien des citoyens turcs. Mais il a fallu faire vite, très vite.
« Je suis allé trouver le commandant de l’île, qui était un général de la Gestapo. Il m’a dit avoir reçu l’ordre de transférer tous les Juifs de Rhodes dans d’autres lieux. J’ai deviné ce qu’il entendait par là : les faire disparaître, évidemment… Je lui ai objecté que ces gens étaient des citoyens turcs de religion juive, que les lois et la Constitution de la Turquie n’établissaient aucune
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