La force du bien
distinction entre Turcs de différentes confessions… et qu’en conséquence j’avais pour devoir et pour mission de les protéger, de sauvegarder les droits humains de ces Juifs qui étaient avant tout des Turcs, des citoyens de la Turquie, c’est-à-dire d’un pays neutre avec lequel l’Allemagne n’entretenait pas de relations d’hostilité, mais plutôt de bienveillance… Après tout von Papen, le grand commis de Hitler, n’avait-il pas établi à Istanbul, avec l’accord des autorités turques, tout un réseau de surveillance et d’espionnage pour contrôler le détroit du Bosphore, où croisaient les sous-marins britanniques et la flotte soviétique ? Cela ne prouvait-il pas la bonne volonté des Turcs à l’égard de l’Allemagne ? Pourquoi risquer de mettre à mal de si confiantes relations en arrêtant, puis en déportant des citoyens turcs parce qu’ils étaient juifs ? Et comment le gouvernement de la Turquie pourrait-il admettre que l’Allemagne s’en prenne à des citoyens turcs en territoire étranger ? Comme vous le voyez, j’ai argumenté, j’ai plaidé de toutes mes forces, sous couleur de bonne diplomatie, la cause de nos amis juifs. J’ai eu beaucoup de mal à me faire entendre. Lors de notre première entrevue, je n’ai pas réussi à convaincre ce général de la Gestapo. J’ai dû revenir le voir le lendemain, puis le surlendemain et les jours suivants. Sans résultat !… Il refusait de me donner une réponse, un espoir. Et puis, au bout de quatre ou cinq jours, il a fait venir son aide de camp et lui a adressé quelques mots en allemand… »
Quelque peu ému, Selahattin Ulkumen s’interrompt quelques instants, puis :
« Il me donnait enfin son accord ! J’ai éprouvé, à cet instant, une immense joie ! Pensez donc : quarante-deux hommes venaient d’échapper à la mort… Ils ne seraient pas déportés !
— Vous avez ainsi sauvé quarante-deux Juifs à Rhodes. Savez-vous si, dans d’autres pays, des consuls turcs ont agi comme vous ?
— Il y a eu M. Necdet Kent et M. Yolga Namik. Mais je n’ai pu être un témoin direct de ce qu’ils ont fait. L’un se trouvait à Paris et l’autre à Marseille pendant que je travaillais à Rhodes…
— Avez-vous revu certains de ceux que vous avez sauvés ?
— Oui, quelques-uns. C’est une grande satisfaction pour moi de savoir que ces hommes sont vivants grâce à mon obstination d’alors auprès de ce général allemand.
— Aujourd’hui, monsieur Ulkumen, comment voyez-vous votre réaction d’alors ? Quel regard jetez-vous sur la décision que vous avez su prendre ?»
Selahattin Ulkumen sourit. Il ferme les yeux un instant, puis m’adresse une citation à laquelle je ne m’attendais pas :
« Comme le dit le proverbe chinois : Au lieu de vous plaindre de l’obscurité, vous pouvez allumer une bougie . Voilà ce qui m’a fait agir. Je me suis dit : si je peux allumer une manière de bougie, cela me fera le plus grand plaisir. Alors j’ai allumé cette bougie… »
Je prends congé de ce Juste pour aller rencontrer, toujours à Istanbul, la femme d’un de ces Juifs de Rhodes qu’il a sauvés en 1943. Il s’agit de Mathilde Turiel. Aujourd’hui veuve, elle se souvient avec beaucoup d’émotion de Selahattin Ulkumen, et elle va m’apprendre à son sujet des choses que, par humilité, celui-ci ne m’a pas révélées.
« Lorsque les Allemands ont raflé tous les hommes juifs de l’île, je suis allée, comme tant d’autres femmes, à la porte d’entrée de l’un des camps où ils étaient enfermés. On m’avait dit que mon mari se trouvait là. À un moment, une voiture s’est arrêtée : un homme jeune, un Turc, M. Ulkumen (que je ne connaissais pas encore), en est descendu et m’a dit de m’éloigner, que l’endroit était dangereux, et qu’il allait essayer de sauver mon mari… Le lendemain, un décret concernant les femmes et les enfants des détenus était placardé dans toute l’île par les Allemands : nous devions nous présenter au camp avant dix heures, sinon tous les hommes seraient fusillés. Nous nous y sommes précipitées. Et ça a duré plusieurs jours comme ça. Jusqu’à ce que, grâce à M. Ulkumen, mon mari soit libéré ! Quelle joie, si vous saviez, quelle joie ça a été ! M. Ulkumen a fait quelque chose d’extraordinaire, oui, d’extraordinaire ! Et, en plus des Juifs turcs, il a réussi à sauver vingt-cinq Juifs italiens,
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