La force du bien
organiser huit convois (trois en 1943, cinq en 1944), et, dans cette époque où des millions de Juifs étaient entassés de force dans des trains qui les conduisaient à la mort, eh bien, les nôtres sont allés en sens inverse, comme citoyens turcs, avec des passeports turcs. Et ils ont traversé l’Allemagne, puis les Balkans, pour enfin débarquer en Turquie.
— Ils ont traversé l’Allemagne !… En train ? Ils ont dû avoir une peur terrible !
— Sans nul doute, oui. Mais légalement ils étaient turcs, ils n’avaient rien à craindre. D’ailleurs, comme je vous l’ai dit, ils sont arrivés sans encombre chez nous…
— Quand vous étiez à Paris, avez-vous eu connaissance de l’action de Necdet Kent, votre collègue de Marseille, qui, lui aussi, a sauvé des Juifs ?
— Nous savions que le consulat de Marseille faisait de son mieux, comme nous à Paris, et qu’il travaillait très bien. Mais nous n’avions pas de relations directes avec Marseille : la France était coupée en deux, avec la ligne de démarcation. Ce n’est qu’après la guerre que nous avons pu reconstituer tout cela. Voyez-vous, j’ai découvert qu’au-delà du fait d’avoir aidé des Juifs nous avions un point commun, Necdet Kent et moi…
— Lequel ?
— Nous étions jeunes ! Cela suppose beaucoup d’énergie, beaucoup d’enthousiasme, n’est-ce pas ? L’enthousiasme de servir à quelque chose, de servir à quelques êtres… Nous étions heureux, monsieur, heureux de servir la vie !
— Monsieur Namik, vous êtes musulman ?
— Oui, grâce à Dieu, comme on dit, je suis musulman. Mais ça ne signifie pas du tout que je me sente différent de vous autres Français, ou Juifs, ou de quiconque. Ça ne m’a pas empêché de secourir les Juifs, au contraire ! Ce sont les qualités humaines d’une personne qui sont importantes. Si un homme est bon, bienfaisant, Dieu – que ce soit le Dieu des musulmans, des juifs, des chrétiens ou des autres religions –, Dieu, donc, le prendra dans Son paradis. Alors, sur cette terre, vous comprenez… il vaut mieux commencer tout de suite à se manifester de l’amour, à s’entraider… »
« Mieux vaut être deux que seul – en cas de chute, l’un relève l’autre , affirme l’Ecclésiaste ( IV , 9-12), qui ajoute : Là où l’homme seul est renversé, deux résistent, et le fil triple ne rompt pas facilement . »
44.
Cinquante ans ont passé. Le temps pour deux générations de naître. Le temps, pour les témoins, de disparaître. Aujourd’hui, le temps n’est-il pas venu d’intégrer la mémoire, toute la mémoire, à l’Histoire ? Je veux dire : le Mal et le Bien .
Je sais que la loi punit le crime et ordonne de secourir les personnes en danger. Mais si l’on se trouve loin du lieu du crime et sans attaches avec ceux qui tuent comme avec ceux qui sont tués ?
L’éloignement physique ou temporel dispense-t-il du devoir de mémoire ?
Là-bas, à Istanbul, Necdet Kent, un Turc qui connaît bien la France, ne le croit pas.
Il est, en fait, le premier Juste que l’on m’ait présenté à Istanbul. Je l’ai rencontré à l’occasion des cérémonies du cinq centième anniversaire de la communauté juive de Turquie. Les festivités, qui ne manquaient pas de panache, avaient pour cadre un vieux château illuminé de milliers de bougies bordant un dédale de sentiers à travers les jardins. Il y avait là, outre les personnages officiels – présidents de la Turquie et d’Israël, corps diplomatiques, etc. –, plus de mille invités participant sur un mode bon enfant à cette reconstitution moderne des fastes de l’époque de Soliman le Magnifique. « Parmi ces invités, m’a-t-on dit ce soir-là, se cache un de ces Justes que tu cherches, un ancien consul de Turquie à Marseille… » Et c’est ainsi, au milieu des splendeurs et du brouhaha de la fête, que j’ai fait la connaissance de Necdet Kent.
Cet octogénaire très élégant, fleur à la boutonnière, chevelure d’un noir luisant, a tout de l’aristocrate oriental. On sent en lui l’aisance, la hauteur de vues, le souci de la discrétion. Tout d’abord, il se déclare gêné d’avoir à évoquer son action de sauveteur pendant la guerre. Il aurait préféré avoir des survivants de cette action près de lui. Il a des scrupules, des soucis d’exactitude :
« Vous comprenez, me dit-il, je n’aime pas que l’on colporte sans précaution des choses
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