La force du bien
aussi importantes, qui ont trait à l’image que je pourrais laisser à mes enfants, à mes petits-enfants, à mes arrière-petits-enfants, et aussi à mes compatriotes. Avec des témoins sous la main, nous réduirions les risques d’erreur, les approximations… »
Je n’ai pas osé lui répondre que le temps nous manquait (et à tout point de vue – la brièveté de mon séjour en Turquie, son grand âge et celui des témoins…) – pour rechercher ces gens, mais Necdet Kent, en homme très fin, a saisi à demi-mot ce que je redoutais, et a admis qu’en effet il était plus sage de me raconter immédiatement son histoire, même sans les précieux témoins.
« J’ai été nommé vice-consul au consulat général de Turquie à Marseille en 1941. Par la suite, j’ai été promu au rang de consul et je suis resté en fonctions à Marseille jusqu’en 1944. Comme beaucoup d’autres, les Juifs turcs, fuyant l’Occupation du nord de la France, étaient arrivés en zone libre, à Marseille. Ils étaient donc entrés par là même dans le district assigné à notre consulat ; ils relevaient, selon nous, de notre juridiction. Or beaucoup d’entre eux avaient été arrêtés dans les grandes rafles d’août 1942. On ne pouvait pas rester insensible à tant de souffrances. Nous avions peut-être le moyen de faire valoir auprès des Allemands que la Turquie entendait protéger ses ressortissants, tous ses ressortissants , y compris les Juifs. Alors, nous sommes entrés en action… »
Et Necdet Kent de préciser sa méthode :
« Si un Juif, turc ou non, demandait assistance au consulat, je lui donnais aussitôt un certificat ainsi qu’une déclaration attestant sa citoyenneté turque et précisant que son lieu de travail était placé sous la protection de la Turquie…
— Comment se comportaient les Allemands de la zone sud, à l’époque ?»
Necdet Kent se rembrunit. C’est avec une expression de dégoût qu’il explique :
« Ah ! ils trouvaient chaque jour de nouveaux moyens pour persécuter les Juifs. Ils n’hésitaient pas, par exemple, à arrêter un Juif en pleine rue et l’obligeaient à baisser son pantalon afin de voir s’il était ou non circoncis… Et puis, quand les nazis ont envahi la zone sud, ils ont organisé pendant huit jours, avec l’aide de douze mille policiers français, une immense rafle : un soir, Sidi Iscan, un Juif d’Izmir qui travaillait au consulat comme interprète, est arrivé chez moi. Il était bouleversé : les Allemands venaient d’arrêter près de quatre-vingts de ces Juifs turcs. Ils les avaient emmenés à la gare dans l’intention évidente de les envoyer en Allemagne. Sidi Iscan retenait mal ses larmes. Nous sommes aussitôt partis en voiture, lui et moi, pour nous rendre à la gare Saint-Charles de Marseille.
— Qu’y avez-vous trouvé ?
— Ce que j’ai vu là était incroyable : des wagons à bestiaux pleins d’hommes, de femmes et d’enfants, par centaines, sanglotant et gémissant ! Je n’étais plus que douleur et colère. Le souvenir le plus marquant qui me reste de cette nuit, c’est la plaque que j’ai remarquée sur l’un des wagons – une inscription que je ne peux effacer de ma mémoire : “ Ce wagon peut être chargé de 20 têtes de gros bétail et 500 kilos de foin. ” Et, dans chacun de ces wagons, il y avait quatre-vingts personnes entassées les unes sur les autres !… Quand l’officier de la Gestapo a été averti que j’étais là, que le consul de Turquie s’intéressait à ce convoi, il est venu vers moi pour me demander, sur un ton des plus arrogants, ce que je cherchais. Avec courtoisie, je lui ai dit que ces gens-là étaient des citoyens turcs, que leur arrestation était une erreur, et que l’on devait remédier à cette erreur en les laissant repartir. Mais l’officier nazi m’a répondu qu’il exécutait des ordres, et que ces gens n’étaient pas turcs mais juifs… J’ai alors soufflé à Sidi Iscan : “ Venez, montons dans le train ! ” J’ai repoussé le SS qui tentait de me barrer le passage et je suis entré dans le wagon, Sidi Iscan à mes côtés. L’officier s’est mis à crier, mais en vain, puisque le train démarrait ! Lorsqu’il s’est arrêté, à Arles ou à Nîmes, je ne me souviens plus bien, quelques officiers allemands sont venus jusqu’à moi devant le wagon. Je les ai reçus froidement, refusant de les saluer. Ils m’ont présenté des excuses pour le
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