La force du bien
avons fait connaissance et noué amitié. Je ne me rappelle pas, non plus, quand ni comment nous avons commencé à nous tutoyer. Depuis toujours, il me semble. Déjà, lors de nos premières rencontres, s’était installée entre nous cette surprenante complicité qui ne nous a plus quittés.
Notre histoire est en effet peu banale : nous sommes tous les deux juifs polonais, français et « épargnés ». Sauf que l’un a choisi de poursuivre la tradition de ses pères tandis que l’autre décidait de partir sur un autre chemin, sur un chemin parallèle. Nos regards sur le monde, si semblables par l’histoire et si différents par nos choix, aimantent, depuis la première rencontre, nos interminables discussions.
On ne connaît réellement son ami, dit-on, qu’après avoir mangé avec lui beaucoup de sel. Avec Jean-Marie Lustiger, nous avons fait plus : nous avons mangé ensemble le sel de notre commune mémoire.
« À l’état civil, aujourd’hui encore, m’a-t-il confié un jour, mon nom est Aron. Que je sois juif n’était un secret pour personne à Orléans, où je me trouvais pendant la guerre et où j’ai été dénoncé. J’ai eu à fuir pas mal de fois. D’abord, j’étais caché dans une école catholique aux environs de Paris ; j’y ai passé mon baccalauréat. Mais j’ai dû partir me réfugier à Orléans après l’arrestation de ma mère, envoyée à Drancy puis à Auschwitz… Mon père, quant à lui, se trouvait depuis un an à Decazeville, en zone libre. Comme moi, il vivait avec de “ vrais-faux papiers ”. Les miens, qui m’avaient été donnés par un maire de la région d’Orléans, établissaient mon nom : Lustiger, et m’inventaient un prénom : Jean-Marie. Malgré ces papiers en règle, mon père a été repéré, et moi aussi. C’est à ce moment-là que nous avons filé sur Toulouse. Je suis allé droit à la maison des étudiants catholiques, où j’ai rencontré l’abbé Beuzon (dont j’ignorais, à l’époque, qu’il était une grande figure de la Résistance…). Je me suis confié à lui et aux autres religieux que j’ai trouvés là. Je leur ai dit tout de go qui j’étais, dans quelle situation : je n’avais rien, j’étais sans ressources, mais je gardais confiance. Je savais d’expérience que ces gens-là m’accueilleraient. Et pas parce que j’étais un Juif converti au christianisme, mais parce que je me trouvais dans une situation de persécuté qui, de leur point de vue, me donnait droit à être défendu, soutenu, protégé. D’instinct, je savais faire la distinction entre les gens de la haine et les autres… Et en effet ils m’ont accueilli. Nous avons pu trouver un emploi de jardinier dans une école d’agronomie pour mon père. Nous étions fin 1944. J’avais seize, dix-sept ans. On sentait que la fin de la guerre était proche, mais la situation rendait les Allemands encore plus furieux, plus acharnés dans leurs persécutions contre les Juifs. Il fallait donc me mettre à l’abri. C’est l’abbé Beuzon qui m’a donné de nouveaux faux papiers pour que j’aille me réfugier dans une colonie de vacances de repli destinée aux enfants de Toulouse. Et j’ai passé trois mois là, à Saint-Sulpice-sur-Lèze, jusqu’à la Libération, parmi des dizaines d’autres gamins, tous clandestins comme moi, qui venaient des quartiers pauvres de Toulouse et que l’on mettait ici à l’abri des bombardements ou des rafles.
— Pourquoi, selon toi, ces catholiques qui faisaient partie du mouvement Témoignage chrétien ont-ils décidé de te venir en aide ?
— Je te l’ai dit : ils n’étaient pas du côté de la haine. À l’époque, pour autant que je puisse me représenter les choses telles que je les voyais alors, il y avait une évidence qui me sautait aux yeux : il y avait la haine. Je dis bien la haine . Elle émanait de ceux que depuis mon enfance on appelait avec effroi les “ antisémites ” – ceux qui nous méprisaient, ceux qui nous humiliaient, ceux qui nous persécutaient, ceux qui nous tuaient. Depuis toujours, à travers les récits de mon père et de mon grand-père, je savais qu’il y avait la haine. Et pour nous, Juifs de cette époque, il y avait d’abord à affronter la haine – la haine et l’humiliation, une permanente, une incroyable humiliation ! Pour moi qui avais été élevé comme un petit Français juif, très fier d’être juif et très fier d’être français, la culture
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