La fuite du temps
dents serrées, en se levant.
Elle avait
conscience d'être toute pâle et ses jambes avaient de la peine à la porter
lorsqu'elle ouvrit la porte de sa chambre à coucher. Elle entra dans la cuisine
et découvrit sa mère attablée devant le contenu d'une boîte de tabac Matinée
qu'elle avait répandu sur une feuille de journal.
Elle s'apprêtait
à confectionner sa provision hebdomadaire de cigarettes.
3!7
— Tiens. Je
pensais que t'avais fini par t'endormir, lui dit Laurette en l'apercevant. Si
t'as faim, prends-toi quelque chose dans le frigidaire.
Carole ne
répondit rien et s'assit en face de sa mère.
Cette dernière
remarqua soudainement le visage décomposé de sa fille et déposa le tube
métallique avec lequel elle fabriquait ses cigarettes.
— Veux-tu ben me
dire ce que t'as, toi? lui demandât-
elle, un regard
suspicieux fixé sur son visage. T'es ben pâle.
Carole déglutit
péniblement et osa à peine lever les yeux sur sa mère.
— J'ai quelque
chose à vous dire, fit-elle, la voix éteinte.
— Qu'est-ce que
tu dis? — J'ai quelque chose d'important à vous dire, répéta la jeune fille, le
visage de plus en plus pâle.
— Quoi? lui
demanda sa mère, soudain alarmée.
Dis-moi pas que tu
penses encore aller vivre en appartement!
— Non, c'est pas
ça, m'man.
— C'est quoi,
d'abord? Envoyé! Accouche!
Carole baissa les
yeux et dit dans un souffle: — Je suis en famille, m'man.
— Quoi? Qu'est-ce
que tu viens de dire là? explosa Laurette en commençant à lever sa masse
imposante de la chaise sur laquelle elle était assise.
— Vous avez ben
entendu. Je suis en famille, répéta Carole, d'une petite voix.
La cadette de la
famille Morin ne fut pas assez rapide pour éviter la gifle retentissante que
lui décocha sa mère.
Elle poussa un
cri et s'éloigna précipitamment de la table que Laurette avait entrepris de
contourner pour se rapprocher d'el
le, rouge de
fureur. Terrifiée, Carole se protégea
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la figure des
deux mains en reculant vers une encoignure de la pièce.
— Gérard! cria
Laurette en tournant la tête vers la porte-moustiquaire. Entre une minute.
— Taboire! Je
peux même pas avoir la paix pour lire mon journal tranquille, jura le père de
famille en rentrant dans la maison, son exemplaire hâtivement plié sous le
bras.
Qu'est-ce que
t'as à crier? Qu'est-ce qu'il y a encore? Laurette se précipita vers la porte
qu'elle referma à la volée avant de fermer ensuite la fenêtre.
— Es-tu devenue
folle, toi? lui demanda son mari. On va crever ici dedans.
— Laisse faire.
Il est pas question que les voisins
entendent ce que
ta fille va te dire. Envoyé, toi! Dis à ton père ce que tu viens de me
raconter, ordonna-t-elle d'une voix sifflante à Carole, toujours réfugiée dans
un coin de la cuisine.
— Bâtard!
Qu'est-ce qui se passe encore? demanda le père de famille, incapable de
comprendre là raison de la fureur de sa femme.
— Envoyé!
Dis-lui! répéta Laurette à sa fille.
Gérard Morin
regarda sa fille qui finit par balbutier: — J'attends un petit, p'pa.
— Quoi? — Maudit
viarge, tu comprends rien! s'emporta sa femme. Elle vient de te dire qu'elle
est en famille. Ta fille est en famille! Rien que ça. Elle est pas mariée, mais
elle a trouvé le moyen de se ramasser en famille!
— Ah ben, maudit
cybole, par exemple! s'écria Gérard en réalisant à son tour le drame qui venait
de frapper les siens. C'est pas vrai? Tu nous as pas fait ça? Carole se
taisait, aussi blanche que le chemisier qu'elle portait. Debout dans le coin,
elle pleurait en tremblant, s'attendant à recevoir d'autres coups.
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— Tu te crèves
pour faire instruire ça, reprit Laurette d'un air dégoûté, et c'est comme ça
que t'es remerciée.
— Une putain! On
a élevé une putain! murmura le père de famille qui ne réalisait toujours pas
tout à fait ce qui lui arrivait.
— On va avoir
l'air fin. Tout le monde va nous montrer du doigt. Le père et la mère d'une
maudite guidoune, renchérit Laurette, loin d'être calmée.
Un silence
pénible tomba sur la pièce. Le visage soudainement fermé, Gérard ordonna à sa
fille: — Va ramasser tes guenilles et va-t'en. Je veux plus jamais te revoir.
Disparais!
Carole rentra
dans sa chambre et se mit en devoir de vider les tiroirs de son bureau. Épuisée
par
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