La fuite du temps
rentra à la maison quelques minutes plus tard, elle retrouva ses
parents et Jean-Louis attablés devant une assiette de fèves au lard. Il régnait
une chaleur étouffante dans la cuisine. Dès son entrée dans la pièce, la jeune
fille alla déposer le montant de sa pension hebdomadaire sur le comptoir.
— Je t'attendais
pas pour le souper, lui fit remarquer sa mère en quittant la table. Tu m'as dit
à matin que tu ferais de l'overtime à soir. Mais c'est pas grave, il en reste
en masse pour toi, ajouta-t-elle en ouvrant une porte d'armoire pour y prendre
une assiette.
— Sortez rien
pour moi, m'man, dit la jeune fille. J'ai pas faim. Il fait trop chaud.
— Même s'il fait
chaud, il faut que tu manges pareil.
— Je me ferai une
sandwich aux tomates plus tard.
— Comme tu
voudras. Comment ça se fait que t'arrives si de bonne heure? Tu devais pas
faire de l'overtime} s'enquit Laurette, curieuse.
— Non et j'en
ferai plus jamais à cette place-là, ajouta Carole. Ils viennent de me mettre à
la porte.
Gérard, sa femme
et leur fils suspendirent leurs gestes et se tournèrent vers elle.
— Comment ça? lui
demanda son père. Ils étaient pas contents de ton ouvrage?
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— C'est pas ça,
p'pa, se défendit la jeune fille. Ils ont juste décidé qu'on était trop au
bureau et ils ont mis dehors les deux plus jeunes.
— C'est le fun
encore, dit Laurette en s'épongeant le front avec le large mouchoir qu'elle
venait de tirer de la poche de son tablier fleuri. Tu vas être obligée de te
chercher une job en plein été.
— C'est tout de
même moins pire que de le faire en hiver, m'man, lui fit remarquer Jean-Louis à
qui c'était arrivé plusieurs années auparavant.
— Elle a de
l'instruction, ajouta Gérard. Elle devrait pas avoir trop de misère à se
trouver quelque chose.
— On verra ben,
conclut Laurette dont le pessimisme pointait. En attendant, tu ferais ben mieux
de manger quelque chose pour te soutenir. T'as tes dents, toi. T'es capable de
mâcher ce que tu veux, poursuivit-elle avec envie.
— J'ai pas
l'impression que ça t'a empêché de ben manger, intervint Gérard, malicieux. Il
me semble t'avoir vue te servir deux bonnes assiettées de bines que t'as pas eu
trop de misère à avaler.
— Mêle-toi donc
de tes affaires, le rembarra sa femme avec humeur.
— Chicanez-vous
pas pour moi, dit Carole. J'ai trop chaud pour manger. Je pense que je vais
aller m'étendre dans ma chambre. Je mangerai plus tard.
Sur ces mots,
elle entra dans sa chambre, referma la porte derrière elle et s'empressa de
mettre en marche son petit ventilateur. Elle retira ses souliers et s'étendit
sur le couvre-lit dans l'espoir que le sommeil lui ferait oublier sa situation.
Rien à faire. Elle ne cessait de revivre sa brève rencontre avec André Cyr et,
chaque fois, elle en tremblait de rage. Elle se rappelait aussi chaque mot de
la conversation qu'elle avait eue avec Marthe Paradis.
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Elle entendit
soudain la porte-moustiquaire claquer quand son père alla s'installer sur le
balcon, probablement pour lire La Presse en paix. Jean-Louis quitta la maison
quelques minutes plus tard pour la banque. Les bruits de vaisselle heurtée lui
apprirent que sa mère était occupée à ranger la cuisine. Dans quelques
instants, elle allait sûrement retourner s'asseoir dans sa chaise berçante, sur
le trottoir, en face de la porte d'entrée, au moins jusqu'au coucher du
soleil...
— Pourquoi pas
crever l'abcès dès ce soir? se demandât-
elle à voix
basse.
Marthe Paradis
avait peut-être raison. Il ne servait à rien de continuer à attendre. Il ne se
produirait pas de miracle. Les conditions ne seraient jamais bonnes pour leur
apprendre une pareille nouvelle. Au moins, son père et sa mère étaient seuls à
la maison. Elle s'assit brusquement sur son lit, inondée de sueur malgré le
ventilateur qui tournait près d'elle. Elle posa les pieds par terre, incapable
de se décider. Si elle se levait, elle irait jusqu'au bout, quelles que soient
les conséquences.
Elle demeura une
longue minute assise sur son lit, espérant malgré tout que sa mère quitterait
rapidement la cuisine pour aller s'asseoir à l'extérieur avant qu'elle se
décide à sortir de sa chambre pour tout lui dire... Mais cela n'arriva pas.
Elle entendit sa mère ouvrir une porte d'armoire puis tirer une chaise de
cuisine.
— J'y vais!
dit-elle, les
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