La fuite du temps
comme elle
disait.
369
— C'est pas
juste! finit-elle par s'exclamer avec mauvaise foi. Il y en a qui ont mangé
comme des cochonnes durant tout l'été et qui ont pas engraissé d'une once
pendant que moi, je me suis privée... Il y a pas de bon Dieu!
Elle faisait
allusion à sa belle-soeur Marie-Ange qui avait un appétit d'ogre et qui ne parvenait
jamais à engraisser d'une seule livre.
— Elle mange
comme dix et elle reste maigre comme un chicot, disait souvent Laurette avec
envie. Moi, j'ai juste à regarder une pâtisserie pour engraisser.
Mise de mauvaise
humeur par ce qu'elle venait de constater, la quinquagénaire repoussa le
pèse-personne sous le lit d'un solide coup de pied avant de retourner dans la
cuisine où elle se prépara rapidement à dîner tout en rabâchant sa rancoeur.
— Pour moi, ils
ont raison à la télévision. C'est une question d'hormones. Il y en a qui sont
venues au monde pour être grosses et d'autres pour rester maigres, conclut-
elle. Il y a rien
à faire avec ça.
Après avoir mangé
un reste de boeuf haché accompagné de pommes de terre rissolées, elle rangea la
cuisine et alla se préparer pour se rendre chez le dentiste. Sa colère s'était
déjà dissipée.
— À soir, c'est
Gérard qui va être surpris quand il va me voir avec mes dentiers, se dit-elle
en verrouillant la porte de l'appartement.
En posant le pied
à l'extérieur, un petit crachin déplaisant l'accueillit et la fit frissonner.
Elle prit tout de même la direction de la rue Sainte-Catherine où se trouvait
le bureau du dentiste. À son arrivée chez ce dernier, la secrétaire au visage
marqué par l'acné l'accueillit.
— Si vous voulez
bien vous asseoir dans la salle d'attente, lui dit-elle sans lui faire l'aumône
du moindre sourire, le dentiste va vous recevoir dans quelques minutes.
370
La jeune femme se
rendit brusquement compte que la pièce était sombre et elle se leva pour
allumer le plafonnier.
— Toujours l'air
aussi bête, celle-là, marmonna Laurette en prenant place sur l'une des chaises
placées près des fenêtres. Est-ce qu'elle a peur que le visage lui craque si
elle sourit? Elle était venue au même endroit deux semaines auparavant pour
qu'Émilien Duval puisse réaliser un moule pour ses prothèses. D'ailleurs, elle
avait trouvé l'expérience passablement désagréable.
«Ouach!»
s'était-elle exclamée en réprimant difficilement un haut-le-coeur lorsqu'il lui
avait rempli la bouche avec une sorte de pâte au goût détestable.
— J'ai jamais eu
si mal au coeur, avait-elle dit à son mari en rentrant à la maison.
Elle jeta un coup
d'oeil par l'une des deux fenêtres qui donnaient sur la rue Sainte-Catherine.
Son regard tomba sur la succursale de la Banque d'Épargne où travaillait
Jean-Louis... et Marthe Paradis.
— Elle est ben
fine, cette fille-là, se dit-elle.
Tout en regardant
l'immeuble en pierres grises, de l'autre côté de la rue, elle pensa au samedi
précédent. Au début de l'avant-midi, elle avait téléphoné à Carole pour avoir
de ses nouvelles. Marthe avait répondu et lui avait appris que sa fille venait
de sortir pour aller acheter sa nourriture de la semaine. Elle l'avait invitée
à venir passer l'après-midi à la maison et, ainsi, à faire une surprise à sa
fille. Laurette, seule à la maison, n'avait pas hésité une minute. Son samedi
après-midi habituellement réservé à faire du lèche-vitrine s'était transformé
en une visite agréable chez les deux jeunes femmes.
La mère n'avait
pas vu sa fille depuis trois semaines et elle avait été surprise de voir
jusqu'à quel point l'apparence
371
de cette dernière
s'était transformée en si peu de temps.
Carole abordait
le sixième mois de sa grossesse et ne faisait plus rien pour dissimuler son
état. Son ventre prenait de l'ampleur.
— Comment ils
prennent ça à ta nouvelle ? lui avait-
elle demandé, en
lui indiquant son ventre.
Elle s'inquiétait
de savoir comment elle avait pu justifier sa grossesse.
— Il y a pas de
problème, m'man, avait répondu Carole en l'invitant à s'asseoir dans le salon.
— Votre fille
leur a raconté qu'elle venait de perdre son mari, intervint Marthe. Je pense
qu'elle a bien fait.
— T'as raison,
n'avait pu s'empêcher de dire Laurette, satisfaite du subterfuge. As-tu
commencé à lui préparer des affaires à ce petit-là? — C'est pas
Weitere Kostenlose Bücher