La fuite du temps
féminine.
— Oui.
— Je vous appelle
pour vous dire que vos prothèses sont déjà prêtes. Si vous voulez venir les
chercher, elles sont arrivées.
— Quand est-ce
que je peux passer? demanda Laurette.
— Aujourd'hui, si
vous le voulez, madame. Justement, un client du dentiste vient d'annuler son
rendez-vous à une heure et demie cet après-midi. Il peut vous prendre à cette
heure-là, si ça vous convient.
Laurette accepta
avec empressement. Trois mois sans dents, c'était plus que suffisant. Dommage
qu'elle n'ait pas su la veille qu'elle aurait ses prothèses pour la fin de
semaine, elle aurait accepté l'invitation à souper le samedi soir suivant chez
Gilles et Florence. Y être allée édentée l'aurait obligée à rappeler à sa bru
qu'elle ne pouvait manger «que du mou», comme elle le répétait souvent.
367
Le jeune couple
avait passé pratiquement tout l'été sur son lot de Notre-Dame-de-la-Merci. Elle
ne l'avait vu qu'en de rares occasions durant les vacances. Selon Pierre et
Denise, leurs voisins dans le Nord, Gilles et sa femme étaient non seulement
parvenus à déboiser la plus grande partie de leur lot, mais ils avaient
construit un petit chalet rudimentaire en contreplaqué.
— En tout cas, se
dit-elle après avoir raccroché, c'est peut-être plate de pas avoir de dents,
mais ça fait maigrir.
T'as pas le choix,
ajouta-t-elle pour elle-même avec une jubilation certaine. Ça peut pas faire
autrement, tu peux même pas manger la moitié de ce que tu manges d'habitude.
Elle entra dans
les toilettes pour y vider son seau d'eau sale et s'arrêta un bref instant pour
s'examiner dans le miroir. A la vue de ses joues un peu rentrées, elle
s'adressa un petit sourire édenté heureux.
— C'est ben ce
que je disais, j'ai maigri. J'ai le visage ben moins rond qu'avant.
Elle rentra le
ventre et releva les épaules. Le reflet qu'elle voyait ne lui déplaisait pas
trop.
— Un bon coup de
peigne et un peu de rouge à lèvres, et je suis encore pas mal présentable pour
une femme qui va avoir cinquante-quatre ans dimanche prochain. Ce qui est sûr,
c'est qu'on me les donnerait pas, ajouta-t-elle avec une vanité un peu naïve.
Soudain, elle eut
envie de vérifier par elle-même la quantité de livres qu'elle avait perdue
durant les trois derniers mois.
— C'est certain
que je suis descendue en bas de cent quatre-vingt-dix, se dit-elle en se
dirigeant vers sa chambre à coucher. Là, je vais être obligée de faire
rapetisser mes robes que j'ai pas mises de l'été. C'est sûr que j'ai au moins
perdu vingt-cinq livres...
368
Laurette se mit à
genoux près de son lit, se pencha et parvint à tirer vers elle le pèse-personne
qu'elle y cachait.
Elle essuya la
poussière qui couvrait l'appareil. Elle s'en servait si peu souvent qu'elle ne
se souvenait pas d'être montée dessus une seule fois depuis la veille de
Pâques, le printemps précédent.
Elle se remit
péniblement sur pied, retira ses souliers et monta sur le pèse-personne. Elle
se pencha, mais ne parvint pas à voir les chiffres indiqués.
— J'ai oublié mes
lunettes, dit-elle à voix haute en descendant de l'appareil pour aller les chercher
dans la cuisine. Si j'arrête pas de marcher sur mon plancher, je vais finir par
être obligée de le laver encore, bonyeu!
Elle retourna
dans la chambre et monta encore une fois sur le pèse-personne. Elle guetta avec
impatience le chiffre que l'appareil allait indiquer entre ses deux pieds.
— C'est pas vrai!
s'exclama-t-elle. Cette maudite bébelle-là marche pas pantoute! Ça a pas
d'allure! Voyons donc! Pour moi, l'aiguille est collée. Ça fait trop longtemps
que cette balance-là a pas servi.
Elle descendit de
l'appareil, le saisit à pleines mains pour le secouer dans tous les sens avant
de le poser à nouveau sur le parquet. Elle se pesa une autre fois: même
résultat.
Elle sentit une
folle colère l'envahir.
— Deux cent dix
livres! Je le crois pas! C'est pas possible! Ça voudrait dire que j'ai perdu
juste deux livres.
Cette patente-là
vaut rien.
Dans sa rage, la
quinquagénaire oubliait qu'elle avait largement compensé le fait de ne pouvoir
manger certaines viandes par des sucreries, beaucoup de sucreries. D'ailleurs,
si elle avait vraiment été franche avec elle-même, elle aurait dû convenir
qu'elle entrait encore avec peine dans ses «robes de semaine»,
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