La fuite du temps

peut-être
même plus tard.
     
    Il semblerait que
la compagnie a des problèmes pour s'agrandir à Farnham et qu'elle fera rien
dans votre coin tant que ce sera pas réglé.
     
    — Êtes-vous ben
sûre de ça? demanda Laurette, pleine d'espoir.
     
    — Mon neveu est
pas mal fiable d'habitude. Il est pas le genre à chercher à se donner de
l'importance. S'il l'a dit, c'est que ce doit être vrai. En tout cas, nous
autres, on regrette de s'être autant dépêchés à partir. Si on avait pris plus
notre temps, on aurait pu trouver un meilleur appartement, conclut la dame au
moment où la porte du bureau d'Émilien Duval s'ouvrait enfin pour en laisser
sortir une adolescente à l'air frondeur.
     
    — Madame Morin!
appela le petit homme chauve en repoussant sur son nez ses lunettes à monture
de corne qui avaient légèrement glissé.
     
    Laurette se leva,
salua la dame à qui elle parlait depuis quelques minutes et entra dans la pièce
voisine sans aucune crainte. Le dentiste ne pouvait lui faire aucun mal puisqu'elle
n'avait plus de dents.
     
    — Assoyez-vous,
madame Morin. Vous allez essayer vos prothèses. Tenez. Qu'est-ce que vous en
pensez? ajouta-
    t-il en lui
présentant deux prothèses aux dents un peu jaunies artificiellement.
     
    — Mais les dents
sont ben jaunes! ne put s'empêcher de s'exclamer Laurette.
     
    — C'est la
couleur de dents que vous avez choisie, madame, répliqua Émilien Duval.
Remarquez, cette couleur-là fait plus naturel que le blanc. Si vous aviez
choisi des dents bien blanches, ça aurait eu l'air bizarre. Bon.
     
    Vous allez
d'abord essayer la prothèse du haut.
     
    375
    Le dentiste passa
l'une des prothèses sous l'eau du robinet et la lui tendit. Laurette l'enfourna
dans sa bouche et réprima difficilement un haut-le-coeur.
     
    — Elle est bien
en place? — Ça me donne mal au coeur, répliqua-t-elle d'une voix légèrement
changée. On dirait que j'ai un morceau de carton collé au palais.
     
    — C'est tout à
fait normal. Vous allez vous habituer, la rassura Émilien Duval en lui tendant
la prothèse de la mâchoire inférieure. Bon. Placez bien celle-là aussi et
fermez bien les mâchoires.
     
    Laurette
s'exécuta avec un air de dégoût assez comique.
     
    — Montrez-moi vos
dents, lui demanda le dentiste pour juger de l'effet.
     
    Laurette eut un
sourire contraint qu'il lui fit voir dans un petit miroir qu'il venait de
prendre sur une étagère située derrière lui.
     
    •— Qu'est-ce que
vous en pensez? s'enquit-il. L'effet est pas mal, ajouta-t-il sur un ton
encourageant. On dirait presque que ce sont vos dents naturelles.
     
    Un peu rassurée,
Laurette ouvrit et ferma la bouche à quelques reprises pour être certaine que
les prothèses tenaient bien en place. Émilien Duval ne perdit pas de temps et
se mit à lui débiter les recommandations d'usage.
     
    — Tout d'abord,
madame, je vous conseille de toujours porter vos prothèses durant le jour, même
quand vous êtes seule à la maison. Ne les retirez que la nuit et faites-les
toujours tremper dans l'eau. Faites attention de ne pas les échapper, elles se
brisent assez facilement. Brossez-les régulièrement et si vous sentez que la
prothèse du haut a tendance à bouger un peu, mettez un peu de colle et elle
devrait bien tenir — De la colle?
     
    376
    — À dentier,
madame Morin. De la colle à dentier. S'il y a le moindre problème, vous revenez
me voir.
     
    Là-dessus, il lui
ouvrit la porte et fit entrer la dame avec laquelle elle s'était entretenue
quelques minutes auparavant.
     
    Laurette s'arrêta
au bureau de la secrétaire et régla les trente dollars qu'il lui restait à
payer.
     
    — Maudit verrat! je
trouve que c'est payer pas mal cher pour avoir l'air d'une maudite folle avec
des dents jaunes, s'insurgea-t-elle en descendant l'escalier.
     
    Cependant,
parvenue au trottoir, elle n'en décida pas moins de traverser la rue et d'aller
dire un petit bonjour à Jean-Louis et à Marthe en passant. Il n'y avait que
deux clients dans la succursale lorsqu'elle en poussa la porte. Par chance, son
fils était inoccupé à sa caisse. Elle s'y rendit. Il sursauta en apercevant sa
mère face à lui, de l'autre côté du comptoir.
     
    — J'arrête juste
une minute pour te montrer mes nouvelles dents, lui chuchota-t-elle en écartant
un peu les lèvres pour les lui faire voir.
     
    — Elles sont pas
mal belles, m'man, dit-il sans grand enthousiasme, en jetant un regard gêné
autour de