La fuite du temps
lui pour s'assurer que personne n'avait remarqué la présence de sa
mère.
— Eh ben! On peut
pas dire que t'es ben encourageant, lui reprocha cette dernière qui, tournant
la tête, aperçut Marthe Paradis du coin de l'oeil.
La jeune femme
lui faisait signe de venir la voir au comptoir, à l'avant.
— Bon. On se
verra à la maison, dit-elle en quittant son fils pour se diriger vers la
monitrice.
— Bonjour, madame
Morin, la salua la monitrice. Dites-
moi pas que vous
allez devenir une de nos clientes? — Es-tu folle, toi? dit Laurette avec un
sourire. Pour ça, il faudrait que j'aie de l'argent à mettre de côté. Ça me
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prend tout mon
petit change pour payer les comptes qui me tombent dessus. Non. Je suis juste
venue montrer mes nouveaux dentiers à Jean-Louis.
— Il me semblait
aussi que vous aviez quelque chose de changé, reprit Marthe. Ils vous font
bien, madame Morin.
— T'es ben fine
de me dire ça.
— Est-ce que vous
venez nous voir samedi après-
midi? — Ben, je
voudrais pas vous déranger, dit Laurette, reconnaissante de l'invitation.
— Vous nous
dérangez pas, madame Morin. Votre visite va faire du bien à Carole. Je pense
qu'elle s'ennuie pas mal de la maison.
— Si c'est comme
ça, tu peux être certaine que je vais passer vous voir.
Ce soir-là, au
plus grand plaisir de sa femme, Gérard remarqua sa transformation dès son
entrée dans la maison.
— Dis-moi pas que
t'as enfin tes dentiers? lui dit-il après l'avoir examinée avec soin.
— Puis? — Ils te
font ben. C'est comme si t'avais tes dents.
Mise de bonne
humeur par ces remarques de son mari, elle en oublia l'inconfort d'avoir en
bouche ses prothèses et trouva même un certain plaisir à pouvoir enfin
mastiquer presque normalement sa nourriture au souper.
— Ça empêche pas
que c'est achalant en bonyeu ces affaires-là dans la bouche, se plaignit-elle
en lavant la vaisselle.
— Inquiète-toi
pas. Ça te prendra pas de temps à t'habituer, l'encouragea Gérard. On passe
tous par là et
personne en est
encore mort.
— Ah! j'allais
l'oublier, reprit-elle en changeant complètement de sujet de conversation. J'ai
rencontré une femme chez le dentiste. Son neveu travaille pour un des
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grands boss de la
Dominion Oilcloth. Il paraît qu'ils démoliront pas avant l'année prochaine, et
peut-être même plus tard.
— Je te l'ai
toujours dit que tu t'énervais pour rien avant le temps, lui fit remarquer son
mari, tout de même soulagé d'apprendre la nouvelle.
— En attendant,
ça veut surtout dire qu'on va avoir la paix pour une couple de mois, conclut
Laurette... A moins que cette femme-là m'ait raconté n'importe quoi pour se
rendre intéressante.
Durant la soirée,
elle apprit la bonne nouvelle à son frère Armand qui avait le don de toujours
lui téléphoner au milieu de l'une de ses émissions préférées.
— On dirait qu'il
fait exprès, dit-elle avec humeur à son mari en revenant prendre place à ses
côtés dans leur nouvelle salle de télévision.
Au moment où elle
s'assoyait, le générique de Rue des Pignons commençait à défiler à l'écran.
— Maudite
affaire! J'ai encore manqué la fin de mon meilleur programme. La semaine
passée, il m'a appelée en plein milieu de Symphorien. j’ai jamais su comment ça
avait fini. On dirait qu'il regarde pas la télévision, lui.
— En parlant de
ton frère, tu trouves pas ça drôle qu'ils nous parlent jamais de Louise. Il y a
des fois que je me demande s'ils sont pas au courant qu'elle vit avec le petit
prêtre.
— S'ils le
savent, c'est sûr qu'ils en parleront pas. Ils en parleront pas plus qu'on
parle de Carole.
— Ouais, se
contenta de dire Gérard.
Le dimanche
suivant, Laurette arborait une humeur assez sombre à la messe de neuf heures.
Assise aux côtés de son mari, il y avait un bon moment qu'elle n'écoutait plus
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la longue homélie
du curé Perreault portant sur les devoirs des parents envers leurs enfants.
Elle songeait avec nostalgie à sa vie passée.
En ce 3 octobre
1966, elle célébrait sans plaisir son cinquante-quatrième anniversaire de
naissance.
«Mon Dieu que le
temps passe vite! se dit-elle. Ça va faire vingt ans que m'man est morte dans
deux mois. J'ai presque l'âge qu'elle avait quand elle est partie.»
Ce rappel du
passé lui mit presque les larmes aux yeux.
«Je suis
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