La gigue du pendu
sous la maison voisine, qui abritait auparavant l’établissement de Tipney, car des trous dans le plancher laissaient passer la lueur de la lune. Cette cave avait dû autrefois être celle d’une demeure importante, qui avait survécu sans avoir été redécoupée sous les nouvelles habitations.
« Cela explique cette puanteur, a chuchoté Trim. Humidité et pestilence. C’est un miracle que ton ami n’ait pas attrapé le choléra.
— Sans parler des rats, a fait Will qui avait une sainte horreur de ces créatures. Il doit y en avoir des centaines là-dessous. »
Nous n’avions guère envie de nous aventurer plus loin et nous observions les lieux, nos yeux s’habituant peu à peu à l’obscurité. C’est Trim qui a découvert une demi-douzaine de lanternes à quelques pas de la dernière marche, disposées avec soin et pourvues d’une bougie neuve. Nous n’avons pas pris la peine de nous demander ce qu’elles faisaient là et les avons allumées pour partir en exploration. Le plafond était nappé d’une épaisse couche de poussière et de toiles d’araignée, semée d’immondes touffes de champignons. Sous nos pieds, à la place de la brique ou de la pierre, le sol était de terre battue, comprimée, usée par les siècles. La sensation irrégulière sous nos semelles, s’ajoutant à celle des bestioles rampant au-dessus de nos têtes était fort désagréable. Nous avancions pas à pas, en traînant les pieds, agrippés les uns aux autres, suivant le mur, levant les yeux vers les trous dans le plancher du théâtre. Chacun d’entre nous était terrifié à l’idée de rester seul dans ces horribles ténèbres.
Un mouvement soudain, tout près de nous, nous a figés sur place, et Will a saisi mon bras en murmurant, épouvanté :
« Oh, mon Dieu, Bob, des rats, et tu sais que je ne supporte pas ça ! »
J’ai espéré de tout mon cœur qu’il se trompe et, en effet, quand nous avons scruté l’ombre, nous nous sommes aperçus qu’il y avait quelqu’un, ou quelque chose, recroquevillé contre le mur le plus éloigné.
« Chapman, a fait Trim très doucement, ton ami Pilgrim a-t-il l’habitude de rester assis dans le noir ? »
La silhouette a bougé, s’est penchée dans la lumière. C’était bien Pilgrim, mais il avait beaucoup changé depuis la dernière fois où je l’avais vu. Son visage était hâve, ses cheveux, qui n’étaient plus confinés sous un chapeau ou un turban, formaient une éclatante tache blanche. Il tremblait, marmonnait, et ses bras nus étaient couverts de plaies et d’égratignures sanguinolentes.
« Qui est là ? » s’est-il écrié, et la peur transparaissait dans sa voix. « Je ne suis pas fou. Je refuse d’aller à l’asile ! »
(« Il les a trouvés, Pilgrim. Pauvre idiot. Imbécile. Crétin. »)
« Vous les avez trouvés ? N’est-ce pas ? »
(« Évidemment. Regarde donc. »)
« Ooh ! Ooh ! Une tempête se déchaîne sous mon crâne ! »
Là-dessus, il s’est mis à pleurer, à gémir, à s’arracher les cheveux.
Will l’a observé un moment, puis il s’est tourné vers moi.
« Bob, ton ami aurait besoin qu’on s’occupe de lui, qu’on le soigne. Il ne devrait pas rester ainsi accroupi par terre dans le noir comme un chien. »
Alors, comme s’il l’avait entendu, Pilgrim a poussé un rugissement de rage et de douleur.
« Je ne sais pas, Lovegrove, a contesté Trim. Il me paraît dangereux. Nous devrions aller chercher un policier. Plusieurs, même. Et les laisser l’emmener à Bedlam ou dans un asile quelconque.
— Il n’est pas dangereux, a répondu Will à mi-voix sans quitter des yeux l’infortuné Pilgrim en proie à ses tourments. Il a peur, car quelque chose dans sa tête lui raconte des choses horribles. » Il a froncé les sourcils. « Il ne faut pas l’envoyer à Bedlam. Ni dans aucun endroit de ce genre. Pauvre gars. Oui, pauvre gars. »
Bien entendu, Will avait raison. Pilgrim était fou, depuis des années, mais à présent, c’est comme si les démons qu’il était parvenu à dominer jusque-là avaient enfin réussi à se libérer. Il se balançait d’avant en arrière, parlait, hurlait, s’adressant parfois à lui-même (à ce double invisible assis à son côté), parfois à nous. Un instant, ses propos n’avaient aucun sens, l’instant d’après, il citait Shakespeare ou d’autres poètes, « Aveugle parmi mes ennemis, ô pire que des chaînes », s’est-il
Weitere Kostenlose Bücher