La gigue du pendu
qu’il goûte cette aventure. Je m’engouffre derrière lui aveuglément. Les échelles sont rudimentaires et de mauvaise facture, il y manque des barreaux, et ceux qui demeurent sont couverts de glaise et de saleté, rendant chaque pas hasardeux. Toutefois, c’est la descente dans l’épaisseur des ténèbres qui me terrifie. L’obscurité dense et humide m’avale, mais je n’ose regarder en arrière, car voir disparaître le ciel gris au-dessus de moi me plongerait dans un état de panique tel que je remonterais comme une flèche à la surface pour me jeter dans les bras du Gros Lard, plutôt que de poursuivre. Alors que ma frayeur devient incontrôlable, mon pied atteint enfin le sol, et les truffes de Brutus et Néron se lovent au creux de mes mains.
« Venez, me dit Barney d’un ton inquiet en saisisssant à nouveau ma manche. Tout va bien. Je connais ce tunnel comme ma poche. Suivez ce mur. L’autre côté n’est pas complètement fini et il y a un deuxième tunnel qui passe en dessous, alors vous égarez pas, parce que vous pourriez tomber dedans et moi j’arriverais pas à vous retrouver. Personne pourrait, à part les rats. »
Une fois à l’intérieur, quand s’efface tout espoir de retour en arrière, je m’abandonne à mon sort. J’avance en trébuchant, m’égratignant les mains sur les briques, essayant de ne pas tomber. Et je songe que Barney avait peut-être raison, car j’ai l’impression d’entendre des pas derrière nous. Toutefois, ce n’est pas rapide, un poursuivant n’irait pas à cette allure. Et quand nous nous arrêtons, le silence règne, rompu seulement par le halètement de mes chiens et une remarque de Barney à mi-voix : « Attention ! Y a un trou, là ! », ou : « Faites gaffe de pas tomber sur ce tas de gravats ! » Par instants, pourtant, je crois percevoir une présence. Des graviers qui crissent, une toux. Alors j’espère que c’est juste parce que je suis à bout de nerfs. Je suis comme un aveugle qui s’accroche au mur, au cou de Brutus, incapable d’appeler à l’aide et presque paralysé d’épouvante. À plusieurs reprises, mes chiens disparaissent pendant un long moment – afin de pourchasser un rat, je présume –, et je crains de les avoir perdus, jusqu’à ce qu’ils reviennent loger leur tête soyeuse ou leur museau moite au creux de ma main et que j’entende à nouveau leur souffle rapide. Là, je respire. C’est une longue expédition effrayante dans le noir, qui semble ne jamais devoir s’arrêter.
Quand j’aperçois enfin un point lumineux, tout au bout, si petit d’abord que j’accuse mes yeux de me jouer des tours, je m’efforce de ne pas le regarder, car cela me remplit une fois encore d’une terreur inexplicable. Et puis nous nous hâtons dans cette direction, et le point grossit à mesure que l’air se rafraîchit ; enfin le grand O du tunnel nous rejette dans un paysage étrange, constitué de tas de briques, de rails et de traverses. L’atmosphère est figée par le gel et, comme les forçats ont fini leur journée de travail, le silence règne. Je n’ai aucune idée de l’endroit où nous sommes, jusqu’à ce que je lève la tête et découvre la palissade avec ses affiches familières en bleu et en rouge, réalisant avec surprise que nous sommes arrivés au pied du terrain vague. Barney est un peu plus loin devant moi, il gravit le rude sentier et disparaît dans un tournant. Je me presse pour le rattraper car je ne veux pas me retrouver seul avec le tunnel encore si proche derrière moi. Il escalade déjà le flanc du ravin, là où la pente est la plus douce, et où l’on a construit un grossier escalier de pierres, de briques et de planches. C’est par là, bien sûr, que passent tous les jours les forçats pour se rendre au travail.
Nous demeurons, haletants, au sommet de la falaise ; les bourrasques fouettent le sol détrempé. Barney se frotte les yeux, le nez, puis me regarde.
« Des fois, je passe par là, parce que le tunnel, c’est l’aventure. Vous voyez ce que je veux dire ? »
Je hoche la tête. Ce n’est qu’un petit garçon, au fond.
« Sauf que, faut le dire à personne, d’accord ? Parce que c’est par là que je m’enfuirai quand je l’aurai crevé. »
Il fait une dernière caresse à Brutus et Néron, puis me salue.
Je regarde sa silhouette peu à peu se perdre parmi les morceaux de boue, de terre, et je me rappelle comment, ce jour-là, il y a des
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