La gigue du pendu
Prendre l’air ? Ça va te faire du bien. »
Ses yeux étincellent, il est en proie à l’excitation la plus vive. Il ne parvient pas à rester tranquille.
« Tu ne rentres pas chez toi ? » répète-t-il, mais avant que j’aie eu le temps de répondre, il poursuit : « J’ai un rendez-vous urgent, et tu sais où ? Sur Albemarle Street ! Oui, avec Mr Murray ! Enfin, peut-être pas lui en personne, mais bon, on ne sait jamais ! »
Il est si heureux, si plein de vie et d’optimisme ! Je devrais lui serrer la main, lui taper dans le dos. Mais c’est lui qui m’attrape la main et se met à pomper de toutes ses forces, puis soulève son chapeau à l’adresse de Conn, qui vend toujours les billets d’entrée, avant de traverser le hall et de disparaître en toute hâte.
Le monde va sur la tête.
Je me fais à nouveau bousculer par Mrs Gifford, qui cette fois ne peut résister à l’envie de m’égratigner :
« Si vous n’êtes pas assez remis pour travailler, Mr Chapman, vous ne l’êtes pas non plus pour venir traîner ici, à nous regarder comme ça. »
Elle rajuste son chapeau, enfile ses gants et lève le poignet d’un geste ostentatoire, pour bien montrer le petit réticule qui y est suspendu. Elle veut que tout le monde la voie, la remarque. Brutus et Néron se sont placés tels des serre-livres autour de moi et la considèrent d’un œil peu engageant. Mais elle en a déjà fini avec moi ; je ne suis pas digne de son attention.
« Pikemartin n’est pas encore rentré ? demande-t-elle à Conn. Qu’est-ce qui le retient donc ? Si l’on me demande, fait-elle en regardant autour d’elle, dites que je suis partie faire une commission. C’est tout. Vous m’entendez ?
— Je vous entends, m’dame », répond Conn en faisant la moue, la maudissant dans sa barbe.
Elle laisse dans son sillage une bouffée de sueur aigre et d’indignation.
Tout le monde est occupé. L’Aquarium est rempli de gens et de bruit, ce n’est pas du tout l’endroit calme et silencieux que j’espérais trouver en cet après-midi.
Conn me fait signe d’approcher. Il vient d’avaler une lampée de la bouteille qu’il dissimule dans sa poche, et son haleine est chargée de relents de gin.
« Si tu vois Alf, passe-lui le message, compris ? Elle veut sa peau. Elle bave sur lui auprès du patron. Elle va lui faire perdre sa place. Et ce boulot, Bob, c’est toute sa vie. Pour sûr. Comme ça l’est pour moi. Sauf que moi, c’est Bella qui aura ma peau. »
Je ne peux supporter de l’entendre parler ainsi, aussi je prends la poudre d’escampette, et pars de nouveau dans la direction de Fish Lane. C’est décidé. J’ai besoin d’en avoir le cœur net.
Je marche vite, pressé d’atteindre mon objectif, j’arrive chez Tipney au bout d’une demi-heure, et je donne un penny pour entrer. Je délaisse la galerie de statues de cire, où le jeune mollusque continue de dégoiser sur le sort fatal de l’infortunée Mrs Vowles, me fraie un chemin parmi les gosses qui essaient de repasser une seconde fois, et je débouche dans la cour. Une poignée d’acteurs et d’acrobates attendent tranquillement autour d’un feu en fumant leur pipe, se passant de main en main un pichet de terre. Ils s’avisent de ma présence mais ne bougent pas, ce qui est une chance pour moi, car je n’ai pas songé à ce que je ferais si l’on se mettait en travers de ma route.
Je n’ai qu’une pensée, qui me torture depuis l’instant où j’ai fui cet endroit : je dois aller voir les lieux de mes propres yeux.
C’est comme si j’avais pris rendez-vous. Le jeune un peu mou sort pour rassembler ses troupes, qui vont se colleter une fois de plus avec la tragédie du roi Richard. La cruche reste posée sur le mur. La porte du théâtre se referme dans un claquement. Tout est calme.
La cour est sale, pavée de pierres moussues. Des morceaux de décors – une forêt mal peinte, une souche sèche avec un trou au milieu – et des tas de briques, de bois, s’y disputent la place. J’avance tant bien que mal parmi tous ces débris et contourne l’ancienne étable. J’observe les brindilles cassées et l’herbe jaunie à l’endroit où nous nous tenions, il y a seulement quelques heures, Néron et moi, écoutant une enfant se faire violer et assassiner.
J’applique l’oreille contre la porte et, quand je suis certain qu’il n’y a personne (c’est un risque auquel je ne réfléchis pas
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