La gigue du pendu
se tortille, étire le bras, se met sur le côté pour augmenter sa portée. « Nan, j’y arrive pas. Faudra que je revienne. »
Néron le rejoint et se met à flairer le trou, tout excité.
« Attendez ! Votre chien a senti quelque chose. »
Il a raison. Néron gratte le plancher pourri et le tapis comme s’il s’agissait d’un terrier de lapin, s’arrêtant pour renifler de plus belle.
« Je suis sûr qu’il y a quelque chose, Mr Chapman, vous croyez pas ? Peut-être que c’est de l’argent. La fortune de mon père ! »
Il se rallonge à côté de Néron et pose sa tête ébouriffée contre la fourrure sombre de mon chien.
« Oui, y a quelque chose. Je reviendrai avec une lanterne et un pied-de-biche, et j’arracherai le plancher. On verra bien. Votre chien, il a du flair ! Il connaît son affaire. »
Il caresse les oreilles de Néron, lui tapote la tête, mais malgré tout mon compagnon ne veut pas renoncer, et il faut que je le tire de là moi-même pour que Barney puisse recouvrir le trou avec un tapis. Enfin, il époussette son pantalon trop court, comme s’il s’agissait d’un bel habit, et regarde autour de lui.
« Oui, je vais le crever, le Grand Méchant, Mr Chapman. Vous en êtes toujours ? »
Il me prend au dépourvu. Je me demande vraiment ce qu’il voudrait que je fasse, comment on pourrait arranger cette affaire.
Un bruit au-dehors lui fait dresser l’oreille aussi promptement qu’à mes chiens. Néron se met à gronder en sourdine, en guise d’avertissement ; Barney applique un œil contre un interstice du bois et recule d’un pas.
« Attention ! Quelqu’un sort du théâtre. Peut-être que c’est un des comédiens, mais j’en sais rien. Si jamais c’est lui, faut pas qu’il nous trouve là. On devrait s’en aller. Venez. »
Dehors, la fraîcheur du soir commence à tomber, les lumières du théâtre sont allumées. Barney me saisit le bras.
« On ne peut pas repasser par le théâtre. Je ne suis pas maquillé et il vous connaît, vous et vos chiens. S’il est là, avec sa bande de coupe-jarrets, ils nous attraperont. Si vous voulez, je connais une autre sortie. Sauf que… est-ce que vos chiens savent grimper ? »
Nous escaladons une nouvelle fois la montagne de livres pourrissants de Pilgrim et nous faufilons derrière sa remise. Barney retire un à un les pieux de la palissade, qu’il plante derrière l’abri, jusqu’à ce qu’apparaisse une ouverture assez grande pour nous laisser passer. J’ai l’impression d’être perché au bord d’un précipice. À nos pieds, une falaise de terre, de pierres, de touffes d’herbe et de buissons faméliques, saupoudrés d’un léger givre, qui plonge à dix mètres de profondeur. Ce ravin est pour moi terrifiant, et ce d’autant plus que tout près de là s’ouvre la gueule béante d’un grand tunnel, comme une bouche de ténèbres qui hurle. Je ne peux refréner un mouvement de recul et me plaque contre la barrière. Mais Barney me saisit par la manche.
« Écoutez, je connais le moyen pour descendre. C’est pas dangereux. Venez. »
Nous avançons en longeant le gouffre. Le gel, qui a bien tenu, rend le chemin glissant, si bien que là où Barney et mes compagnons trottent, je suis obligé de suivre à quatre pattes, en essayant de ne pas regarder en bas, où la bouche du tunnel ne cesse de se rapprocher, de s’agrandir. J’essaie de me distraire l’esprit en réfléchissant, en comptant. Je suppose que nous avons dû remonter la longueur de Fish Lane, peut-être plus. Que le bâtiment, derrière la palissade, c’est l’abattoir, et que je ne supporterai pas ça encore très longtemps. Nous sommes presque arrivés sur le toit du tunnel, qui nous regarde en oblique. Il est à demi achevé, encore étançonné par un squelette de planches et de piliers de bois, des plates-formes temporaires s’y encastrent, où grimpent les ouvriers qui posent les briques. Un chemin grossier, abrupt descend le long de la gorge. Barney le franchit prestement, s’arrête au demi-toit du tunnel, tandis que mes chiens le dévalent jusqu’en bas, et m’attendent, pantelants, en flairant des lapins.
Je ne sais pas ce que je fuis au juste, mais la peur est contagieuse, et je suis le garçon sans réfléchir. Déjà, je ne vois plus sa tête, tandis qu’il descend une échelle jusqu’aux plates-formes, m’invitant à l’imiter. Même s’il cherche à échapper au Grand Méchant, je pense
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