La grande Chasse
survoler, balance mes ailes. Il ne répond pas. Ou bien il souffre trop pour agiter la main, ou bien il a déjà perdu connaissance. Je signale à la tour de contrôle la position du canot et demande des secours immédiats. Pourvu qu'ils arrivent à temps !
Puis, je rentre au terrain. Les mécaniciens qui s'affairent autour de mon appareil n'osent même pas me féliciter pour ma victoire. Dès que le plein du réservoir est fait, je repars.
Tout seul, je croise au-dessus de la mer vide. Les autres doivent encore être en train de se bagarrer, quelque part entre Héligoland et la côte. J'ai beau explorer la surface brillante de la mer, je ne vois nulle part la tache jaune du canot pneumatique. Je me console en pensant qu'une de nos vedettes rapides aura observé la chute de mon camarade et sera venue le repêcher.
Revenu au terrain, je m'enferme dans mon bureau. La nuit tombe, et j'attends toujours des nouvelles de Dieter.
Dans mon armoire, il y a une bouteille de cognac. Je sais qu'une autre, de la même marque, se trouve dans sa chambre. Il y a quelques mois, nous sommes convenus que le survivant videra la bouteille du mort, avec tous les camarades, en souvenir de celui qui ne sera pas rentré.
Va-t-il falloir déboucher sa bouteille ?
Enfin, vers minuit, la sonnerie aigrelette du téléphone.
Le corps du sous-lieutenant Dieter Gerhard a été ramené à terre par une vedette rapide. Dieter est mort !
Lentement, je raccroche. Quelque chose me serre la gorge.
Dieter... mon meilleur ami...
Je vais dans sa chambre, prends la bouteille et entre chez le lieutenant Frey. Il est en train de jouer aux cartes avec le toubib. Eux aussi attendent des nouvelles de Dieter. En voyant mon visage défait, ils baissent la tête.
Je pose la bouteille sur la table.
— Allez-y, débouchez-la. Soûlons-nous, mes amis. J'ai plutôt envie de pleurer, mais c'est ce que nous nous sommes promis de faire, Dieter et moi.
22 mars 1943.
14 h 24 : alerte ! Décollage immédiat.
Non de nom ! Encore une fois, nous n'aurons pas le temps de charger les bombes.
Les Américains arrivent par la mer. Comme toujours, ils se sont groupés dans le carré Dora-Dora, devant Great Yarmouth.
Sept minutes après le départ, la tour de contrôle nous rappelle. L'ennemi a fait demi-tour. Mais il peut encore revenir.
Je fais immédiatement refaire le plein. Les pilotes restent dans les appareils, ce qui ne va jamais sans quelques protestations. Je les calme en annonçant que nous allons certainement repartir. Pour l'instant, le poste central de contrôle s'efforce à deviner les intentions des Ricains qui changent continuellement de cap. C'est peut-être une nouvelle tactique, destinée à tromper notre vigilance.
En tout cas, je vais en profiter pour faire charger en vitesse une bombe de deux cent cinquante kilos.
A peine les mécaniciens se sont-ils mis au travail que la tour de contrôle ordonne le décollage immédiat.
Et la bombe qui n'est pas encore fixée sous mon appareil ! Tant pis ! J'avertis tous les pilotes que, pour cette mission, l'adjudant Wernecke prendra le commandement. Puis, pendant que l'escadrille s'éloigne, j'explique aux mécaniciens tout ce qui va leur arriver s'ils perdent une seule seconde. Baignés de sueur, ils s'échinent, sous le ventre de mon zinc. Attaché sur mon siège, je trépigne, l'œil sur la trotteuse de ma montre.
L'escadrille se hâte vers la mer, en prenant de l'altitude. La formation américaine va franchir la côte.
— Paré, mon lieutenant !
Lourdement, mon appareil chargé de son sinistre fardeau roule vers l'extrémité opposée du terrain. Le poids supplémentaire de la bombe m'oblige à décoller face au vent.
Comme je tourne à l'entrée de la piste, mon maudit moulin s'affaisse du côté gauche. Je pousse un juron. Il ne manquait plus que ça : un pneu du train d'atterrissage qui a rendu l'âme.
Je lance une fusée rouge. Là-bas, devant la baraque-atelier de l'escadrille, les mécaniciens ont compris le sens du signal. Une vingtaine d'hommes sautent sur une camionnette, et, à toute allure, se lancent à travers le terrain. Leurs épaules vigoureuses soulèvent le plan gauche. En moins d'une minute, ils ont changé la roue, sans que j'aie eu besoin d'arrêter le moteur.
— Paré, mon lieutenant !
Tout le monde s'écarte. J'ouvre en grand l'admission des gaz... l'appareil commence à rouler... bonté divine, le voilà qui s'affaisse encore, toujours du côté gauche.
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