La grande déesse
suppose évidemment le patronage antérieur d’une divinité féminine. D’ailleurs, d’une façon générale, les eaux douces sont l’objet d’une véritable dévotion : de nombreuses rivières, si l’on en croit les traditions populaires, sont liées d’une façon ou d’une autre à un être féerique ou divin. Tel est le cas de la Severn, qui est la Sabrina romaine et la Hafren galloise, de la Mersey, consacrée à la déesse Belisama, la « très brillante », de la Clyde où transparaît le nom d’une déesse Cluta, ou encore les diverses Braint et Brent dans lesquelles il n’est pas difficile de reconnaître le nom de Brigantia, autrement dit la triple Brigit irlandaise, mais en fait panceltique, assimilée à la Minerve gallo-romaine.
Les légendes qu’on raconte sur toute l’étendue du territoire britannique concernant une fée des eaux, ou une dame blanche, ou une sorcière qui habite un palais sous la surface d’un lac, sont les souvenirs de rituels fort archaïques consacrés à la Déesse des Commencements. Certains lieux ont conservé cette tradition plus fortement que d’autres, notamment en Écosse ou au pays de Galles, régions montagneuses un peu à l’écart des mutations socioreligieuses. L’un des plus célèbres de ces lieux est le lac Bala, en Gwynedd (nord-ouest du pays de Galles), appelé aussi en gallois Llyn Tegid, non loin de la ville de Bala : d’après la légende du barde Taliesin, c’est là, au milieu des eaux, que se trouvait la demeure de Keridwen, un des visages quelque peu effrayant de la Mère divine, détentrice de tous les secrets du monde, mère involontaire du héros de cette histoire. Mais bien d’autres lacs recèlent des palais merveilleux, comme celui du Llyn Barfod, toujours au pays de Galles, où réside un peuple féerique dont une femme peut épouser un mortel à condition que celui-ci s’arrange pour respecter des interdits de type mélusinien. Et que dire de cette mystérieuse Black Annis , cette « Anna la Noire » qui rôde la nuit au-dessus du Yorkshire, apportant indifféremment joies et malheurs selon que les humains sont bien ou mal disposés à son égard ? Elle n’est autre que l’aspect occidental de l’Anaïtis du Proche-Orient, celle qu’on retrouve en Bretagne armoricaine sous le nom de « sainte » Anne, et en Irlande sous le nom de Dana.
Cette ambiguïté de la Déesse, que la légende de Keridwen et de Taliesin met en évidence, est illustrée de façon exemplaire par ces figurations étranges qu’on trouve sur les murs de certaines églises, mais seulement en Irlande et dans l’ouest de la Grande-Bretagne, figurations auxquelles on a donné l’appellation gaélique de Sheela-na-Gig . Il est difficile de les dater, certaines remontant aux époques préchrétiennes, d’autres au Moyen Âge, jusque vers le XII e siècle. Elles se signalent par une remarquable continuité d’expression et de facture : il s’agit toujours d’une forme féminine vue de face, avec une tête plus ou moins effrayante, des seins plus ou moins développés, mais dont les deux mains écartent invariablement les lèvres de sa vulve, offrant ainsi au regard une profonde et mystérieuse cavité. Les commentaires cléricaux ou moralisateurs en ont fait une représentation de la luxure sous son aspect le plus démoniaque. Par contre, les commentaires archéologiques en font une déesse de la fécondité. Il semble que l’une et l’autre de ces interprétations en amènent une troisième.
En effet, l’exagération de l’écartement vulvaire est l’indice d’une invitation à s’ engloutir dans les profondeurs du ventre maternel de la femme. Une comparaison s’impose alors avec l’architecture de certains cairns mégalithiques où un long couloir d’allure vaginale conduit à une chambre funéraire évoquant la matrice, où sont déposés les ossements ou les cendres des défunts ; et le fait qu’à une certaine époque de l’année, généralement au solstice d’hiver, le soleil levant pénètre jusqu’à cette chambre par le couloir et l’illumine entièrement fait penser à un rituel symbolique de régénération, de renaissance. Dans ces conditions, la Sheela-na-Gig serait l’image de la déesse mère qui reprend en elle les créatures pour les maturer à nouveau et leur donner une autre vie dans un autre monde. Il n’est donc pas étonnant de trouver ces représentations sur les murs extérieurs des églises, très
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