La grande déesse
intensément vécu. Ce n’est certes pas la grande époque des XII e et XIII e siècles qui a vu l’éclosion de tant de sanctuaires dédiés à Notre-Dame : l’enthousiasme n’est plus spectaculaire et se réfugie dans la mystique individuelle, mais l’image de la Theotokos brille de tous ses feux dans l’ombre où l’ont rejetée les prétentions de la civilisation industrielle à expliquer rationnellement le monde. Les « apparitions » de la Vierge, quelque discutables qu’elles puissent être parfois, comme à La Salette, se succèdent à un rythme étonnant, même si l’Église officielle se garde bien de cautionner telle ou telle manifestation qu’elle juge suspecte ou intempestive. On restaure certains sanctuaires tombés en désuétude. On protège de plus en plus, apparemment pour des motifs culturels, des endroits qu’on aurait classés cent ans auparavant comme des monuments à la gloire de la superstition humaine. Il faut dire que l’« histoire des religions » se développe de plus en plus à la faveur des nouvelles découvertes archéologiques ou linguistiques et que, bien souvent, ces historiens s’aperçoivent avec stupéfaction que la Grande Déesse des temps anciens n’a jamais cessé de parler aux humains le langage d’une éternelle féminité.
Et ce langage est accessible à tous : sa teneur affective le dispense de toute considération d’ordre logique. Un enfant n’a nul besoin de décrypter les rapports complexes qu’il entretient avec sa mère : il se contente de les vivre, même si, selon son tempérament, il se trouve amené à privilégier telle ou telle caractéristique. La Vierge est en effet, par sa nature, susceptible de revêtir tous les aspects qu’il plaira à son dévot de lui attribuer : elle est la Mère innombrable, à la fois collective et individuelle, maternelle et filiale, exigeante et indulgente, souffrante et glorieuse, matière et esprit, maîtresse des origines et servante du Seigneur. C’est le message que tentent de faire passer les fameuses litanies de la Vierge, trop souvent galvaudées, et qui sont pourtant un admirable condensé des fonctions virginales : « Miroir de justice, siège de sagesse, vase spirituel, rose mystique, tour d’ivoire, arche d’alliance, porte du ciel, étoile du matin, reine des anges », mais aussi « consolatrice des affligés, refuge des pécheurs et reine de tous les saints », autrement dit la grande reine qui préexiste aux temps et dont le visage brillera encore bien après la consommation des siècles.
Ces litanies sont révélatrices d’une conception spécifique de la Vierge en tant que symbole d’une communauté. On sait que, tout en empruntant des formules à des prières d’origine grecque, les litanies sont un rituel celtique archaïque passé ensuite dans le primitif christianisme irlandais à partir duquel elles ont envahi l’ensemble du monde chrétien : il s’agit bel et bien, à travers des appellations diverses, nécessairement analytiques, de retrouver l’unité perdue, de reconstituer la « communion des saints », l’ensemble des saints étant bien entendu les enfants de cette mère universelle dont Jésus le Nazaréen est l’un des membres exemplaires, le guide sur la voie de ce retour à l’unité. Et qui donc mieux que la femme, en ses multiples composantes, peut exprimer l’interdépendance des êtres et des choses au sein d’un cosmos pensé et réalisé par le Dieu primordial ?
Il faut évidemment dépasser le stade de la piété, comprise en ses aspects les plus puérils et surtout les plus réducteurs. La « piété » ne consiste pas à obéir aveuglément à un rituel : c’est un état d’esprit, une ouverture vers une totalité que la faiblesse inhérente à l’humain a peine à entrevoir. Seuls les mystiques et les artistes qui font de leur art l’équivalent d’une prise de conscience universelle peuvent s’élever au-dessus des brouillards qui s’interposent entre l’apparence et l’essence. « Première créature issue de la pensée de Dieu, c’est par elle [la Vierge] que toutes les autres ont reçu l’existence » (Thomas d’Aquin). « De même que le Seigneur en créant toutes choses est leur souverain, Dominus omnium , de même la Vierge, en réparant toutes choses par les mérites, est la Mère et la maîtresse de toutes choses, Domina rerum » (Anselme de Canterbury). Et, dans l’esprit tourmenté de Gérard de Nerval, de
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