La grande déesse
pauvreté du langage humain m’en accorde le moyen […]. Tout d’abord, sa riche et longue chevelure, légèrement bouclée, et largement répandue sur sa nuque divine, flottait avec un mol abandon. Une couronne irrégulièrement tressée de fleurs variées enserrait le sommet de sa tête. En son milieu, au-dessus du front, un disque aplati en forme de miroir, ou plutôt imitant la lune, jetait une blanche lueur. À droite et à gauche, il était flanqué des deux volutes de deux vipères à la tête dressée, et au-dessus s’inclinaient en outre les épis de Cérès. Sa tunique, de couleur changeante, tissée du lin le plus fin, était tour à tour blanche comme le jour, jaune comme la fleur du crocus, rougeoyante comme la flamme. Mais ce qui surtout et par-dessus tout éblouissait mes yeux, c’était un manteau d’un noir intense, resplendissant d’un sombre éclat. Faisant tout le tour du corps, il passait sous le bras droit pour remonter jusqu’à l’épaule gauche, d’où son extrémité libre retombait par-devant en formant un nœud, pendait en plis étagés jusqu’au bord inférieur et, terminé par un rang de franges, flottait avec grâce. La bordure brodée, ainsi que le fond de l’étoffe, était semée d’étoiles étincelantes, au milieu desquelles une lune dans son plein exhalait ses feux. Et tout au long de la courbe que décrivait ce manteau magnifique régnait sans interruption une guirlande composée entièrement de fleurs et de fruits. Quant aux attributs de la déesse, ils étaient fort divers. Sa main droite portait un sistre de bronze, dont la lame étroite, recourbée en forme de baudrier, était traversée de quelques petites tiges qui, sous la triple secousse du bras, rendaient un son clair. À sa main gauche pendait une situle en or, et l’anse en était surmontée, à sa partie saillante, d’un aspic qui dressait la tête en enflant largement son cou. Ses pieds divins étaient chaussés de sandales tressées avec les feuilles du palmier, l’arbre de la victoire. C’est sous cet imposant aspect que la déesse, exhalant les parfums heureux de l’Arabie, daigna m’adresser la parole 17 ».
Tout y est. Ainsi se présenteront, au cours des siècles, aux innombrables « voyants » du christianisme, la Belle Dame , au vêtement « couleur du temps ». Rien n’y manque, ni le manteau, ni la couronne, ni même le serpent (celui-ci, dans l’iconographie chrétienne, étant rejeté aux pieds de la Vierge, bien entendu !). Quant à la beauté de l’apparition, elle s’impose, comme elle s’imposera avec une force multipliée lorsque les « voyants » de la Vierge Marie seront des bergers ou des bergères pauvres et dépenaillés : ceux-ci ne prendraient jamais au sérieux une apparition qui aurait l’aspect d’un laideron ou qui serait vêtue de hardes. Encore une fois, il ne s’agit pas de nier la réalité de telles apparitions, mais d’observer que ces « apparitions » reçoivent toutes les projections culturelles idéalisées – et fantasmatiques – de ceux qui en sont, ou qui s’en prétendent, les témoins. Le mystère, en lui-même, demeure entier.
Car malgré les revêtements socioculturels différents et même divergents, une constante demeure dans la représentation de la Vierge mère. La Diane d’Éphèse, telle qu’elle est figurée en une statue du Nouveau Conservatoire de Rome, porte une tour en guise de diadème, a des seins innombrables et un ventre recouvert de créatures non moins innombrables, mais elle est quand même Marie, mère de tous les hommes, la « tour de David » des litanies : la signification symbolique en est identique. Quant à la Cybèle antique qui se lamente en portant sur ses genoux le corps pantelant d’Attis, son fils-amant, on est bien obligé de la reconnaître dans la pietà si commune dans le monde chrétien, cette Mater dolorosa en laquelle peuvent se cristalliser les pulsions maternelles de toute femme.
Les Pères de l’Église ne se sont pas fait faute de dénoncer cette identification. Alors que « l’Apocalypse dénonce en Attis le monstre , et en Cybèle la Grande Mère des prostituées et des ordures de la terre , saint Augustin la considère comme la plus scandaleuse de toutes les divinités : “La Grande Mère l’emporte sur tous les dieux ses enfants, non par l’excellence de la divinité, mais par l’énormité du crime. C’est une monstruosité qui fait pâlir celle de Janus. Il n’est
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