La grande déesse
incessantes entre le concept du Dieu père et celui de la déesse mère. Au fur et à mesure que triomphait le culte de Yahveh, la Déesse des Commencements était réduite à sa plus simple expression, et telle la Lilith de la tradition rabbinique, rejetée dans les ténèbres : ainsi les plus inavouables pulsions de l’humanité se trouvaient-elles cristallisées dans la troublante image de « Notre-Dame-de-la-Nuit » 19 , devenue depuis « Notre-Dame-de-Sous-Terre », cette incompréhensible Vierge noire de célèbres sanctuaires chrétiens. Sous prétexte que c’est dans des grottes ou au fond de tertres obscurs qu’on a retrouvé des figurations divines féminines, on a immédiatement donné à ces représentations, incontestablement maternelles, une vocation funéraire : ainsi est apparue la Déesse des Morts. Mais la Déesse des Morts n’est-elle pas aussi celle des Vivants ?
Dans son Cinquième Livre (chap. XLV), Rabelais, héritier d’une grande tradition qui ne s’est jamais interrompue, faisait dire à Bacbuc, la grande prêtresse (et non le grand prêtre) du temple souterrain de la Dive Bouteille, ces paroles révélatrices de cette tradition solaire : « Qu’est devenu l’art d’évoquer des cieux la foudre et le feu céleste, jadis inventé par le sage Prométhée ? Vous certes l’avez perdu ; il s’est de votre hémisphère départi, ici sous terre il est en usage. » Et le mythe du Graal cristallise admirablement les divers courants de cette conception solaire de la divinité féminine : lorsque Perceval se trouve, pour la première fois, dans le sombre (et symboliquement souterrain puisque caché ou inaccessible au commun des mortels) château du roi Pêcheur, il voit, au cours d’un étrange cortège, une jeune fille, la plus belle du monde, tenir en ses mains un graal d’où émane une lumière qui éclipse toutes les autres 20 . Le mythe est incontestablement celtique, mais, de plus, d’évidentes influences gnostiques ont contribué à son élaboration médiévale : ce graal (nom commun qui veut simplement dire « récipient ») serait taillé dans l’émeraude que portait Lucifer, le « porte-lumière », autrement dit Vénus, ou encore la Déesse primordiale, avant sa chute dans les ténèbres (lisez : « avant l’occultation de la Déesse »). Et ce graal brille dans l’obscurité, peut-être de façon encore plus éclatante que dans le monde de la lumière habituelle.
Et cette lumière, analogue à « la lampe sous le boisseau », n’est pas près de s’éteindre malgré les incompréhensions et les routines du « ce qui va de soi ». « L’humanité a expérimenté jusqu’à présent deux types de civilisation, la civilisation de la coupe et la civilisation de l’épée […]. La civilisation de la coupe représente les quelque seize mille ans de la préhistoire où la notion de Dieu était féminine. Ces temps de la Grande Déesse mère sont encore très méconnus […] pourtant les preuves archéologiques abondent 21 . » Il en est pourtant resté quelque chose : la fameuse quête du Graal, d’abord, tentative désespérée pour opérer une synthèse entre la coupe et l’épée, recherche passionnée de la coupe par des hommes d’épée, ensuite le mystérieux jeu des tarots, où les deux civilisations de la coupe et de l’épée se prolongent par deux autres, qui sont à venir, enfin et surtout le témoignage qu’apportent les représentations féminines du paléolithique supérieur, avant l’inversion des polarités qui a fait passer l’humanité de l’âge d’or à l’âge de fer.
C’est en effet à l’époque gravettienne du paléolithique supérieur, de 25 000 à 20 000 ans avant notre ère, qu’apparaissent les premières manifestations d’un art anthropomorphique ; or ce sont presque exclusivement des femmes qui sont représentées, et non des hommes, tant par des statuettes que par des gravures pariétales, dans des endroits bien définis de certaines grottes qui semblent avoir joué le rôle de sanctuaires. Ainsi en est-il de la célèbre Vénus de Lespugue, découverte dans les Pyrénées, et qui n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres, tant en France que dans toute l’Europe. On pourrait ainsi citer les Vénus de Grimaldi, en Italie, la Vénus de Willendorf, en Autriche, ou encore la Vénus de Gagarino en Russie centrale. En France même, on pourrait lui comparer la Vénus de Monpazier (Dordogne),
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