La grande déesse
Vierge debout, avec un enfant debout, n’est pas courant et l’on doit se demander si cette copie rustique de Craponne représente bien l’ancienne statue du Puy. Pour celle-ci, le doute subsiste : y en a-t-il eu une seule ou au moins deux ? Une tradition prétend qu’elle fut donnée à la cathédrale du Puy par Saint Louis lui-même et qu’il l’avait ramenée d’Orient. Mais comment se fait-il qu’avant le retour de Saint Louis d’Égypte en 1254, le pèlerinage du Puy-en-Velay fût célèbre en raison de la présence d’une statue miraculeuse de la Vierge ? Il est vrai que le site du Puy occupe l’emplacement de l’antique sanctuaire gaulois d’Anicium, nom dans lequel il n’est pas difficile de reconnaître celui de la mystérieuse Ana ou Dana des Celtes, la Déesse primordiale, mère de tous les dieux.
Le style dit auvergnat est cependant celui qui se rapproche le plus des traditions les plus archaïques de l’Occident. Les grandes lignes qui marquent le vêtement plissé des personnages ne peut qu’évoquer les grandes ondulations mégalithiques. Cela apparaît nettement sur la statue de Notre-Dame-de-la-Bonne-Mort de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) et sur celle de Notre-Dame-de-la-Rivière de Beaumont (Puy-de-Dôme), qui date du XII e siècle et a été redécouverte récemment 62 , et surtout dans la très belle Notre-Dame-la-Brune de Tournus (Saône-et-Loire), également du XII e siècle : cette dernière statue représente la Vierge assise sur une cathèdre et tenant sur ses genoux un Jésus déjà adulte malgré sa petite taille, et semblant enseigner plutôt que bénir. Il est à remarquer que les mains de la Vierge sont immenses, comme si elles indiquaient son pouvoir de protection et de puissance sur son divin Fils. Mais là encore, il est difficile de ne pas admettre le parallélisme qui s’impose entre cette Vierge Marie chrétienne et cette déesse mère du III e siècle de notre ère découverte dans un puits funéraire, près du Bernard (Vendée), ne serait-ce que par l’attitude générale et les plis du vêtement.
Ces exemples se réfèrent à la Vierge de majesté, où l’attitude de Marie est celle d’une reine, ou plutôt d’une impératrice tenant triomphalement l’enfant-dieu. À Beaulieu-sur-Dordogne (Corrèze), la représentation de Notre-Dame qui se trouve dans l’église paroissiale exprime superbement cette majesté par une accentuation vestimentaire et par le visage noble et grave de la Mère. Bien qu’étant du XII e siècle, cette statue annonce déjà les exagérations du baroque. Tout au contraire, la Vierge en majesté du portail nord de la cathédrale de Reims (Marne), qui date sans doute de 1175, demeure d’une simplicité remarquable qui met en valeur le caractère mystique de la royauté que Marie détient en elle-même. L’humilité prêtée au visage, les yeux mi-clos, la sobriété du décor, tout indique cette volonté de faire de Marie la reine de l’autre monde, d’un monde invisible et pourtant très proche. La différence est grande avec une autre Vierge de majesté, datant du XIII e siècle, celle du portail de Sainte-Anne à Notre-Dame de Paris : ici la Theotokos est dans toute sa gloire, entourée d’anges et d’évêques, et son attitude, abandonnant toute trace d’humilité, est véritablement celle d’une triomphatrice portant le sceptre du monde. Il est vrai que le style gothique marque une mutation profonde de la dévotion en passant de la méditation solitaire à la cérémonie collective parmi les ors et les pompes. En fait, la Vierge en majesté de Reims représente une recherche individuelle permanente, celle de Paris un aboutissement, une certitude. Cela nous permet de juger l’évolution des mentalités en un siècle au sein même de l’Église catholique.
C’est cependant l’aspect maternel qui domine dans toutes les représentations du Moyen Âge. À Rouen (Seine-Maritime), une statue actuellement au musée des Beaux-Arts montre la Vierge allaitant Jésus. Il en sera de même pour une statue d’Orléans (Loiret), également au musée des Beaux-Arts. Certes, on avait un peu oublié que la Vierge Marie était une femme, qu’elle avait un corps, et même un sexe. Certes, cet allaitement reste très pudique sur ces statues, mais il constitue une sorte de reconnaissance de la seule fonction sexuelle tolérable pour la bienheureuse Marie « toujours vierge ». Il en sera tout autrement sur les
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