La grande déesse
encore Perséphone, la Proserpine des Latins. Cette Korè n’est au fond qu’un dédoublement de Déméter, son aspect jeune : l’idée de renouvellement s’exprime ici par l’adjonction d’une fille, alors que dans le cas de Cybèle il s’agissait d’un fils-amant. Le mythe de Déméter se révèle plus ancien puisqu’il se réfère à une sorte de matriarcat, tandis que le mythe de Cybèle fait intervenir des tendances androcratiques, l’accent étant mis sur le rôle d’Attis. Mais dans le déroulement du mythe, Korè, enlevée par Hadès et ayant mangé du fruit des Enfers, n’est plus tout à fait du monde de la surface, et la volonté de Zeus est impuissante à la faire revenir totalement sur la terre : elle devra rester aux Enfers la moitié de l’année. On a dit que ce thème reflétait l’alternance des saisons. Peut-être, mais il y a bien autre chose : c’est aussi la certitude que ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, qu’il y a une sorte d’équivalence entre le monde souterrain, obscur, et le monde de surface, lumineux, entre le visible et l’invisible. Et c’est cette idée fondamentale qui a conduit à la célébration de ce qu’on a appelé les mystères d’Éleusis.
Les cérémonies en l’honneur de Déméter débutaient le 22 septembre, soit au début de l’automne, à Athènes : elles commençaient par une purification générale des mystes ou initiés, notamment par une baignade dans la mer. Puis avait lieu la procession vers Éleusis. Mais à partir de là, malgré toutes les recherches qui ont pu être faites à ce sujet, c’est le mystère : tout au plus sait-on que pendant neuf jours, qui correspondent à l’errance de Déméter à la recherche de sa fille, se déroulaient des liturgies avec chants et incantations, le tout se terminant par une communion où les mystes se partageaient le pain et le vin. S’affirmaient là non seulement une relation privilégiée entre les humains et leur Mère divine, mais également la communauté de tous les êtres vivants. C’était probablement une ascèse à la fois individuelle et collective qui était demandée aux adeptes, une ascèse qui avait sûrement des points communs avec celle réclamée aux premiers chrétiens. Mais les mystes d’Éleusis ont su garder le secret, car tout manquement à la règle du silence pouvait être puni de mort.
Il semble que Déméter représentait l’aspect bénéfique, maternel, nourricier de la divinité féminine, beaucoup plus « généraliste » que celui prêté à Héra, dont pourtant existaient de nombreux sanctuaires. En fait, Héra était publique, exotérique, tandis que Déméter était privée, ésotérique, réservée à ceux qui avaient plongé à l’intérieur d’eux-mêmes pour y retrouver leur source profonde : la descente dans le labyrinthe devait être de même nature, et Déméter avait peut-être le même visage que la Déesse crétoise des origines. Mais Déméter, toute mystérieuse qu’elle soit, a un double nocturne encore plus secret, plus inavouable, sous l’aspect d’Hécate : sorte de « démone » terrifiante qui préside aux carrefours, plus exactement aux triforia – à la rencontre de trois chemins –, le véritable carrefour ( quadriforia ) étant le domaine d’Hermès à quatre faces. Hécate est souvent assimilée à la lune noire et exprime toutes les frayeurs qu’un voyageur peut éprouver dans l’obscurité : aussi est-il nécessaire de conjurer la déesse par des offrandes ou des incantations. Hécate est vraisemblablement une réminiscence d’une mère dévoreuse analogue à la Kâli indienne, et dans l’imaginaire médiéval, plus ou moins confondue avec Diane, elle est devenue une véritable sorcière. Parfois même, elle a été masculinisée et réapparaît sous les traits du diable, que l’on rencontre aux carrefours, et qui propose le fameux pacte.
Toutes ces figurations divines féminines du monde grec sont le résultat d’une démultiplication des fonctions prêtées à l’entité invisible. Le même processus peut d’ailleurs être observé à propos des divinités masculines, mais il semble que l’inconscient humain ait été fortement inquiété par le mystère de la femme elle-même, douce amante et mère admirable, modèle de beauté, mais en même temps épouse acariâtre, mère dévoreuse et castratrice, et surtout vieillarde repoussante. Ainsi apparaissent des déesses dites secondaires, les
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