La grande guerre chimique : 1914-1918
parfaite
santé passèrent joyeusement devant sa position en clamant qu’ils avaient été
gazés et se félicitant d’être ramenés vers l’arrière. M. Maurer ne revit
plus jamais ses camarades, qui décédèrent quelques heures plus tard…
Aussitôt que la nature chimique d’un bombardement était
décelée, les hommes s’empressaient de revêtir leurs masques. Dès lors un doute
terrible et pernicieux s’emparait de l’esprit des fantassins. Comment être
certain qu’ils s’étaient parés avec assez de promptitude de leurs protections
respiratoires ? N’avaient-ils pas déjà inhalé une dose qui allait s’avérer
mortelle quelques heures plus tard ? Il fallait plusieurs heures, durant
lesquelles les soldats guettaient anxieusement les moindres symptômes d’une
intoxication, pour que s’efface cette incertitude. Cette angoisse
particulièrement éprouvante était doublée d’une crainte tout aussi difficile à
supporter : la possibilité que l’ennemi introduise un nouveau gaz contre
lequel la protection respiratoire se révélerait inefficace. Les témoignages des
vétérans confirment l’attention quasi obsessionnelle que prêtaient les soldats
à la moindre sensation ou odeur nouvelle qu’ils pouvaient percevoir sous leur
masque. Cette angoisse, conjuguée à l’inconfort extrême et à la sensation d’isolement
pénible que causait le port du masque, faisait de toute attaque chimique une
véritable épreuve qui exigeait des hommes une solidité psychologique
considérable. Et, de fait, les très rares données statistiques fiables dont on
dispose semblent confirmer le pouvoir d’usure psychologique important que
possédait l’arme chimique. Ainsi, sur un échantillon de 1 500 ypérités
admis au British Stationary Hospital VII entre le 1 er janvier
et le 31 octobre 1918, 22 % des hommes présentaient de sérieux
troubles nerveux associés [731] que le corps
médical expliquait généralement par « le choc psychique provoqué par l’attaque
chimique » [732] .
Au terme de ces quelques réflexions, et sans toutefois
vouloir diminuer l’impact psychologique des gaz sur les combattants, il semble
nécessaire de conclure sur ce qui peut apparaître comme un paradoxe troublant.
Il ressort en effet des quelques entretiens que j’ai pu mener avec des vétérans
de la Grande Guerre que les gaz venaient, dans la hiérarchie des souffrances et
de la peur, après d’autres maux jugés plus éprouvants par les anciens
combattants. Certes les gaz étaient craints et les hommes n’aimaient pas y être
confrontés, mais une fois qu’ils étaient devenus familiers avec les toxiques et
qu’ils savaient pouvoir compter sur leur masque, une sorte de fatalisme
semblait s’imposer. Avant les gaz, avant même les obus, les pires ennemis du
poilu semblaient être le froid, la soif, la boue et l’ennui. Cela peut paraître
surprenant car ce n’est ni la soif et encore moins l’ennui qui provoquèrent les
hécatombes. Attendant sans doute une réponse différente, je dois avouer que je
fus quelque peu troublé lorsque les vétérans me confièrent ces impressions.
Mais, en définitive, lorsque l’on connaît les conditions qui prévalurent sur le
champ de bataille de la Grande Guerre, cela n’est guère surprenant.
Populations civiles et guerre chimique
Les populations civiles ont été, dans certaines
circonstances, directement confrontées à la guerre chimique et à ses
conséquences [733] .
Que se soit dans les usines ou à proximité des tranchées, les gaz causèrent un
grand nombre de victimes civiles, probablement plus de 5 000, dont une
centaine mortellement atteintes [734] .
Les populations civiles qui vivaient et, souvent,
continuaient à vaquer à leurs occupations à quelques centaines de mètres du
front, étaient particulièrement exposées aux attaques chimiques par nuages
dérivants. En certaines circonstances, certes exceptionnelles, des hommes
furent indisposés à plus de 15 km du lieu d’émission des vapeurs
délétères. Si les militaires français évitèrent de déclencher de telles
attaques à des endroits qu’ils savaient occupés par des compatriotes civils, il
semble que ni la Spécial Brigade, ni les forces allemandes ne s’entourèrent de
semblables précautions. En zone occupée, des victimes civiles auraient pu être
évitées si un certain nombre de maires français, notamment en Lorraine, avaient
accepté d’évacuer leur village comme le
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