La grande guerre chimique : 1914-1918
réflexions élémentaires qui pourraient
éventuellement constituer le point de départ d’une monographie plus
approfondie. La « sociologie » de la guerre chimique pourrait
peut-être nous permettre d’éclairer un paradoxe troublant que relevait
récemment Georges-Henri Soutou : « Si dans l’imaginaire collectif la
guerre des gaz est restée comme le symbole le plus fort de l’horreur du
conflit, ses conséquences stratégiques ont été pratiquement nulles, ses
conséquences tactiques limitées, ses conséquences humaines plus faibles que l’on
ne l’a cru longtemps. » [727] De fait, si comme on le pressent maintenant, l’efficacité militaire des armes
chimiques ne fut que très relative, comment alors expliquer la trace indélébile
qu’elles ont laissée dans la mémoire collective ? Dans la mesure où les
données tactiques objectives semblent incapables d’éclairer cette énigme, il
paraît légitime de se pencher avec humilité sur ce que Maurice Genevoix
appelait « l’incommunicable souffrance de la guerre ». Le propos de
ce présent chapitre est donc d’examiner les facteurs humains, sociaux et
politiques qui ont contribué à façonner la mémoire de la guerre chimique.
Les combattants face à l’expérience des gaz
Il est très difficile de réunir des données objectives
fiables sur la dimension psychologique des hostilités chimiques. Dans la mesure
où cet impact n’est pas quantifiable en termes statistiques, et malgré un
certain nombre de tentatives peu fructueuses [728] , l’évaluation du
potentiel d’usure psychologique des gaz sur la troupe constitue un exercice
délicat. De fait, une étude rigoureuse consacrée à l’expérience matérielle et
psychologique des combattants de la Grande Guerre confrontés aux armes
chimiques nécessiterait que l’on dépouille l’ensemble des archives du contrôle
postal des pays belligérants. L’ampleur de cette tâche ne permettait pas de
traiter convenablement de ces questions dans le cadre de cette étude. Nous nous
contenterons donc d’avancer quelques remarques liminaires tout en gardant à l’esprit
qu’une recherche plus documentée nous permettrait sans doute de dresser une
représentation plus fiable du sujet.
En plus des victimes du feu qui furent atteintes dans leurs
chairs, les combats de la Première Guerre mondiale occasionnèrent un grand
nombre de pathologies, dites neuropsychologiques, qui laissaient les hommes les
plus gravement atteints dans des états parfois végétatifs déroutants, comme
brisés psychologiquement par la guerre, incapables de supporter le bruit le
plus faible. Ces pathologies étaient causées principalement par les
bombardements massifs et les combats prolongés. Il est difficile d’évaluer la
part du stress occasionnée par les gaz dans l’occurrence de ces blessures,
certes moins sanglantes et moins spectaculaires que les traumatismes « classiques »,
mais souvent indélébiles. Cependant, un certain nombre d’indices convergents
semblent confirmer que les armes chimiques possédaient un pouvoir d’usure psychologique
exceptionnel. En cinq occasions au moins, des attaques chimiques provoquèrent
des paniques généralisées de grande envergure au cours desquelles des unités
entières abandonnèrent leur poste de combat pour se ruer en masse vers les
arrières : le 22 avril 1915 à Langemarck, le 1 er septembre 1917
lors d’une attaque allemande contre les forces russes près de Uxkill sur la
rivière Duna, le 24 octobre 1917 à Caporetto, le 9 avril 1918
à Neuve-Chapelle lors d’une attaque allemande contre des unités britanniques et
portugaises, et enfin le 27 mai 1918 sur le Chemin des Dames lors d’une
offensive allemande contre des troupes françaises et britanniques. Ces
incidents sont particulièrement frappants au regard des conditions pourtant
extraordinairement difficiles et même infernales auxquelles les combattants de
la Grande Guerre étaient soumis. Parmi la panoplie pourtant étendue des armes
utilisées pendant le conflit, seuls les gaz parvinrent à provoquer des
phénomènes de panique d’une telle ampleur.
Tout bien considéré, il n’est pas étonnant que la première
attaque chimique par nuées dérivantes à Langemarck ait suscité un phénomène de
panique généralisée parmi les fantassins fiançais qui en furent les victimes.
Tant la nouveauté terrifiante du procédé que son caractère quelque peu
fantasmagorique et
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