La grande guerre chimique : 1914-1918
21 juin
et le 7 décembre 1918, 1 213 intoxications parmi les
ouvriers. Non seulement les conditions de travail étaient terrifiantes mais le
contact prolongé avec l’ypérite ou ses vapeurs provoquait des pathologies
chroniques [748] qui souvent persistaient jusqu’au décès de la personne. Il m’a été impossible d’évaluer
le nombre des personnes touchées par ces maladies et pensionnées à ce titre
après la guerre dans la mesure où leur classification statistique dans les
registres des pathologies du travail ne permettait pas de les distinguer des
accidents plus traditionnels. Certes quelques rapports contemporains sont
parvenus jusqu’à nous mais ils demeurent trop lacunaires pour permettre d’établir
une estimation fiable. Un fait semble néanmoins certain : un grand nombre
des ouvriers employés dans ces usines portèrent dans leurs chairs, toute leur
vie durant, les stigmates de leur contribution à l’effort de guerre chimique.
Opinions publiques, actions psychologiques et guerre chimique
Pour un certain nombre de raisons objectives, il est très
difficile de se faire une idée précise de l’état de l’opinion publique des pays
belligérants sur la question de l’utilisation des gaz sur le champ de bataille
de la Grande Guerre.
Tout d’abord, il a régné pendant le conflit, puis dans les
années qui suivirent, une censure presque absolue sur les aspects militaires de
la guerre chimique (contrôle postal, censure de la presse et des publications).
Ces consignes, qui furent appliquées avec une extrême rigueur, expliquent en
grande partie le nombre étonnamment peu élevé d’articles de presse ou de
témoignages directs émanant de soldats ou de civils, publiés pendant la guerre
en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne. Les populations civiles n’avaient
donc des hostilités chimiques qu’une vision confuse qui reposait, pour l’essentiel,
sur les récits des permissionnaires. Invariablement, pendant les hostilités,
les communiqués officiels français ne notifiaient pas l’utilisation des gaz par
l’armée française mais s’empressaient de dénoncer leur usage par les forces
allemandes. Les Allemands et les Britanniques procédaient naturellement de la
même manière. La position française, exprimée le 30 juin 1916 par le
ministre de Guerre devant le Sénat, était « qu’il ne semble pas y avoir d’intérêt
à mentionner dans la presse l’emploi de ces engins qui sortent des lois
ordinaires de la guerre. Tout en les utilisant, les Allemands n’en parlent pas
dans leurs comptes rendus ou dans la presse » [749] . Cette attitude,
qui reflétait bien le caractère singulier des armes chimiques, perdura après la
guerre. De fait, dans les recueils historiques officiels rédigés pendant l’entre-deux-guerres [750] ,
les belligérants se contentèrent d’évoquer les opérations chimiques de l’ennemi
mais très rarement leurs propres initiatives. C’est dans cette politique qu’il
faut trouver une explication à la rareté des sources permettant de juger de l’état
de l’opinion publique à l’égard de la guerre chimique.
Pendant la durée des hostilités, l’opinion publique
européenne eut cependant accès, par bouffées successives et circonstanciées, au
travers d’articles de presse, à des bribes d’informations sur la réalité de la guerre
chimique. Il est ainsi possible de distinguer deux périodes au cours desquelles
la presse des pays belligérants mais aussi des nations neutres publièrent un
grand nombre d’articles consacrés aux gaz. La première, consécutive à l’attaque
allemande du 22 avril 1915, s’étendit du mois de mai au mois d’août 1915,
la seconde, d’ampleur nettement plus réduite, de la mi-août au début du mois de
septembre 1917, à la suite de l’introduction de l’ypérite par les
Allemands. Au lendemain du 22 avril, les journaux alliés mais également
neutres s’empressèrent de stigmatiser, à grand renfort de descriptions
spectaculaires, la barbarie et l’atrocité des méthodes de l’ennemi [751] . Opportunément
relayé par les autorités politiques et militaires alliées, un violent spasme anti-allemand
secoua les pays alliés et, dans une moindre mesure, les pays neutres. D’une
manière générale, et avec quelques nuances dans la fermeté des condamnations
solennelles, l’ensemble des gouvernements occidentaux s’accordait à réprouver l’utilisation
de substances
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