La grande guerre chimique : 1914-1918
remplissage des obus était un processus à la fois
long, particulièrement dangereux et qui requerrait énormément de main-d’œuvre.
Les conditions de travail dans la plupart de ces usines étaient déplorables et
même souvent très dangereuses [742] . Jusqu’à la fin
de l’année 1916, la production de substances chimiques de guerre demeura une
activité plus artisanale que véritablement industrielle. Dans ces conditions,
et même si le chlore était nocif, des précautions rudimentaires suffisaient à
réduire les danger inhérents à la manipulation et au conditionnement de ce type
de produit. Certes, les accidents étaient nombreux mais leurs conséquences
étaient rarement fatales. Cette situation fut bouleversée lorsque la guerre
chimique s’intensifia et qu’il fallut produire des quantités énormes de
substances dont la toxicité allait croissant. Les usines De Laire à Paris
et Calais qui produisaient le phosgène dotèrent leurs ouvriers de protections
respiratoires et installèrent des postes d’oxygène un peu partout sur les
sites. Cela ne suffit pas à empêcher les accidents et les pathologies
chroniques liées au contact quotidien avec le phosgène. Mais c’est avec les
débuts de la production d’ypérite que les conditions de travail dans les usines
devinrent véritablement infernales. Si les Allemands ne connurent pas de
difficultés majeures dans leurs usines, ce ne fut pas le cas pour les Français
et les Britanniques. Ces derniers utilisaient le procédé de synthèse décrit par
Guthrie, qui se révélait particulièrement délicat et même dangereux à une
échelle industrielle. La complexité des canalisations et la faiblesse des
joints provoquaient des fuites incessantes. Les accidents étaient quotidiens,
les conditions de travail terrifiantes. Le caractère pernicieux des propriétés
du sulfure d’éthyle dichloré provoquait de véritables hécatombes parmi les
employés des usines alliées. On dispose ainsi de données particulièrement
fiables et édifiantes pour l’usine britannique d’Avonmouth [743] , qui produisait
le Hun Stuff ou HS, nom donné par les Britanniques au sulfure d’éthyle
dichloré. Entre le 15 juin et le 15 décembre 1918, sur un
effectif moyen de 1 100 personnes travaillant sur le site d’Avonmouth,
on dénombra trois décès et 1 401 cas d’empoisonnement au gaz moutarde
ayant nécessité un arrêt de travail. À la date du 15 décembre, 710 ouvriers
souffraient toujours de diverses pathologies liées à l’ypérite [744] .
Sans être aussi dramatique, la situation qui régnait dans les usines françaises
était similaire.
Si la fabrication s’avérait dangereuse, le remplissage des
cylindres ou des obus en substances délétères l’était plus encore. À l’usine de
Gateshead où UAC remplissait des cylindres de phosgène, il n’y eut pas moins de
459 incidents entre novembre 1916 et octobre 1917 [745] .
Les Allemands, malgré leur expérience, rencontrèrent les mêmes difficultés. L’usine
Hoechst, qui produisait le diphosgène, connut de nombreux accidents et à la fin
de la guerre on comptait neuf morts parmi les ouvriers [746] . Les entreprises
chimiques privées allemandes refusèrent de s’acquitter des tâches de
remplissage des obus en ypérite, qu’elles jugeaient par trop dangereuses. Les
autorités furent donc contraintes d’édifier deux usines, l’une à Breloh, l’autre
à Adlershof, où la main-d’œuvre était constituée essentiellement de blessés
inaptes au combat et de femmes. La gestion des sites fut confiée à l’équipe du
P r Haber. De nombreux accidents et quelques décès entachèrent
les dix-sept mois de production.
Les premiers ateliers français de remplissage d’obus en gaz
moutarde à Vincennes entrèrent en activité au mois d’avril 1918. Au début
du mois suivant, on comptait déjà plus de 310 malades plus ou moins
gravement atteints par les vapeurs d’ypérite. La situation, bien que légèrement
plus favorable, était similaire à Lyons et Pont-de-Claix, les deux principaux
sites français de production de munitions au sulfure d’éthyle dichloré [747] .
Les plus graves difficultés et les conditions de travail les plus périlleuses
furent rencontrées en Grande-Bretagne dans les usines de Chittening. Au cours
des premiers jours de production, on compta une intoxication pour 10 obus
fabriqués et malgré les améliorations apportées, il y eut, entre le
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