La grande guerre chimique : 1914-1918
pas d’obtenir d’importants succès tactiques. Au regard des
attentes, les résultats furent pour le moins décevants. Paradoxalement, à la
fin de la guerre, malgré les déboires et les espoirs volatilisés, l’arme
chimique apparaissait comme une arme d’avenir. Ceci s’explique par deux raisons
principales. D’une part, les possibilités entrevues au cours des derniers mois
de la guerre pouvaient laisser penser qu’une fois certains réglages tactiques
effectués, l’artillerie chimique pourrait devenir la reine du champ de
bataille. D’autre part, on espérait maîtriser la dissémination des composés
arséniés et voir apparaître de nouvelles substances, plus toxiques encore,
élaborées par les chimistes, ce qui permettrait de décupler les capacités
militaires des gaz.
L’arme chimique fut-elle un échec stratégique ?
S’il est patent que l’utilisation des armes chimiques se révéla
tactiquement décevante, comment peut-on expliquer, alors même que le nombre des
victimes est si peu élevé, la trace indélébile laissée par l’arme chimique dans
la mémoire collective européenne ?
De fait, presque chacun d’entre nous a eu un arrière-grand-père
gazé ou ayant subi les affres des gaz. Cependant, on a pu le constater, les
armes chimiques ont beaucoup moins blessé et tué que l’on ne l’a cru pendant
longtemps. L’une des explications probables de cette distorsion tient sans
doute au fait que de nombreux vétérans de la Grande Guerre atteints de
tuberculose attribuaient, presque toujours à tort, l’origine de leur mal aux
gaz qu’ils avaient inhalés sur le champ de bataille [800] . De fait, la
confusion entre les ravages de la tuberculose [801] et les traumatismes
causés par les gaz contribua largement à amplifier et à exagérer les
conséquences physiologiques supposées de l’exposition des Poilus aux
toxiques de guerre.
À cet égard, il est impossible de dénier à l’arme chimique
une capacité, certes militairement difficilement quantifiable mais évidente,
celle de provoquer un choc psychologique. C’est ici, sans aucun doute, qu’il
faut trouver l’un des effets les plus pernicieux et les plus efficace des gaz. « (…)
L’un des facteurs qui affectaient le plus sévèrement le moral des hommes était
la crainte d’une attaque chimique ennemie. (…) Cette crainte prenait parfois de
telles proportions que (…) le chef de corps était contraint de placer des
hommes des services de la police militaire en arrière des lignes afin qu’ils
dissuadent les fantassins de quitter leur poste. L’ennemi était passé maître
dans l’art d’entretenir cette angoisse en pilonnant quotidiennement nos lignes
à l’aide de munitions chimiques. Même si ces bombardements ne causaient que peu
de victimes, ils entretenaient l’appréhension et décuplaient le stress et la
fatigue auxquels les hommes étaient soumis. » [802] Fritz Haber
décrivait avec une certaine emphase l’effet des gaz sur le champ de bataille :
« Sous le masque, chaque modification, même minime, des odeurs et des
sensations perçues par le soldat, apportait son lot d’angoisses et d’appréhension
à un moment où toute l’attention et l’énergie du fantassin devaient être
tournées vers un seul objectif, le combat. » [803]
L’impact psychologique des gaz sur les combattants fut donc
considérable. Mais dans la mesure où chacune des parties au conflit possédait
une capacité chimique, l’avantage relatif procuré par les gaz ne fut qu’éphémère,
c’est-à-dire qu’il ne durait que le temps qu’il fallait à l’adversaire pour se
doter du même toxique. Cette situation ne se fit jour que deux ou trois fois au
cours de la guerre (ces moments peuvent être situés au 22 avril 1915
lors de la première attaque allemande puis en juillet 1917 lors de l’introduction
de l’ypérite) mais elle ne fut pas exploitée comme elle aurait pu l’être. L’arme
chimique fut donc l’arme de l’épuisement psychologique et physique mutuel.
Cette particularité des gaz de combat d’affecter de manière pernicieuse le
moral des combattants explique également l’énergie déployée par les
belligérants pour élaborer, avec succès, des protections respiratoires dans
lesquelles les fantassins pourraient avoir une totale confiance.
Le coût financier des programmes chimiques des belligérants
fut dérisoire au regard des sommes engagées dans l’effort de guerre. Ainsi, le
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