La grande guerre chimique : 1914-1918
bien plus importantes. Une fois la guerre achevée,
les récits des vétérans firent leur œuvre [791] . Une fois
encore, le caractère particulier des gaz, l’épouvante irrépressible et
irraisonnée que suscite en chacun d’entre nous leur évocation ont finalement
altéré largement la réalité du terrain.
L’utilisation militaire des gaz peut-elle être considérée comme un échec ?
En définitive, il convient à l’heure du bilan de déterminer
quel fut l’impact réel de l’arme chimique sur le déroulement des combats. Plus
simplement, doit-on considérer l’utilisation des gaz pendant le premier conflit
mondial comme un échec ? Avant de discuter de ces questions, il semble opportun
de rappeler quelques définitions, certes succinctes, mais qui permettent de
cerner plus aisément la problématique à laquelle nous sommes confrontés. Ainsi,
si la stratégie est l’art de combiner l’ensemble des moyens dont un État ou une
coalition d’États disposent pour atteindre un but de guerre déterminé par le
pouvoir politique, la tactique est la façon de conduire le combat sur le champ
de bataille lui-même. La tactique dépend directement des moyens techniques dont
on dispose (armements, logistiques, transports, etc.), une stratégie ne peut
être adoptée sans tenir compte des capacités tactiques. De fait, dans le cas de
l’arme chimique il serait vain d’évaluer leur impact tactique en rejetant toute
considération stratégique.
Jusqu’à présent, la majorité des auteurs ayant tenté d’embrasser
la question du bilan militaire de la guerre chimique entre 1914 et 1915 ont
conclu à une remarquable réussite [792] . Mon dessein n’est
évidemment pas de prendre à tout prix le contre-pied des conclusions des
historiens qui se sont penchés avant moi sur cette question, mais de jeter sur
les faits un regard neuf et, autant que faire se peut, dénué de préjugés.
L’arme chimique fut-elle un échec tactique ?
Encore une fois, il n’est pas possible de trancher de
manière catégorique. L’absence de données fiables, et ce particulièrement pour
ce qui concerne les armes chimiques, rend délicate toute évaluation sérieuse.
Un seul auteur, Dorothy Clarck [793] ,
s’est essayé, à partir de statistiques américaines, à cet exercice. Si son étude
est intéressante, il me semble qu’elle demeure insuffisante pour conclure
définitivement dans la mesure où les attaques chimiques, sur lesquelles s’appuie
sa démonstration, ne sont pas assez nombreuses (six exactement) et diverses
(toutes des attaques par projecteurs), ne concernent que des unités américaines
et, enfin, sont concentrées entre les mois de février et de juin 1918. Ces
quelques facteurs ne suffisent pas, à mon sens, à cerner la réalité tactique si
hétérogène de la guerre chimique entre 1914 et 1918. Pour y parvenir, une
analyse tactique de chaque vecteur de dissémination s’impose.
Pour ce qui est de la technique des nuages gazeux dérivants,
force est de constater que, la surprise initiale estompée et excepté en de
rares occasions contre un adversaire mal protégé ou lors d’une innovation chimique
spectaculaire, ce type d’opérations ne permit pas de gain tactique
significatif. Les Britanniques restèrent longtemps fidèles à cette technique
mais dans une perspective de harcèlement incessant de l’ennemi au terme de
petites émissions (6 à 15 t de gaz) non suivies d’attaques de fantassins.
Dès l’hiver 1916, l’ensemble des belligérants avaient renoncé à cette
technique dans le but de percer les lignes ennemies. À la fin de la guerre, il
était clair pour chacun des protagonistes (même pour les Britanniques [794] ) que les
attaques par nappes gazeuses n’avaient pas de véritable avenir militaire.
Le projecteur, que l’on peut considérer comme une variante
de la technique des nuées dérivantes, fut sans conteste l’une des réussites
tactiques les plus remarquables de la guerre. Rustique, d’un usage relativement
aisé, il permettait de noyer les positions ennemies sous une énorme quantité de
gaz d’une manière quasi instantanée. Les Allemands durent admettre que ce vecteur
était le plus dangereux des moyens de lutte chimique et constituait un test
impitoyable à la discipline imposée par les gaz [795] . Le projecteur
fut l’arme de l’attrition, du harcèlement et le vecteur le plus létal de la
guerre [796] .
Du reste, s’il permit quelques succès locaux,
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