La grande guerre chimique : 1914-1918
son intérêt résidait
essentiellement dans sa capacité à causer des pertes à l’ennemi et à dégrader
les conditions du combat, plutôt qu’à obtenir des gains de positions.
Le cas de l’artillerie chimique est plus complexe. Si l’introduction
progressive des munitions chimiques au cours de l’année 1916 ne bouleversa pas
véritablement les données tactiques du combat, les dix-huit derniers mois de la
guerre furent marqués par de remarquables innovations. L’absence de
bouleversement initial s’explique notamment par les difficultés techniques
rencontrées lors de la conception des munitions (balistique, ratio
explosif-substance chimique, structure interne, etc.) et particulièrement
celles liées à la dissémination des toxiques au moment de la détonation. De
plus, seule l’expérience permit d’élaborer et d’affiner les tactiques d’emploi
initialement balbutiantes et dont la pertinence allait s’avérer déterminante.
Ces tâtonnements expliquent largement la lenteur de la montée en puissance
tactique de l’artillerie chimique. Pourtant, une fois ces difficultés
partiellement surmontées, et malgré quelques fiascos édifiants (obus croix bleue allemand, obus à l’acide cyanhydrique français), l’artillerie chimique permit,
au printemps 1918, quelques succès tactiques. L’utilisation offensive de
munitions chimiques et conventionnelles (Buntschiessen) lors des
attaques allemandes de mars-mai 1918 se révéla décisive en de nombreuses
occasions sans qu’il soit possible de trancher définitivement sur le rôle
relatif des munitions chimiques dans le succès de ces opérations.
L’une des réussites majeures de l’artillerie chimique fut
incontestablement le tir de contre-batteries dans la mesure où, contrairement
aux obus conventionnels, les munitions chimiques ne nécessitaient pas un coup
direct sur la pièce ennemie et entravaient durablement les capacités
opérationnelles de l’artillerie ainsi pilonnée.
Au terme de ces quelques remarques, il est patent que le
potentiel tactique de l’arme chimique fut largement gaspillé entre 1915 et
1918. En plus des inévitables tâtonnements et erreurs inhérents à toute
innovation dans le domaine militaire ainsi que du caractère intrinsèquement
conservateur des états-majors qui freina l’assimilation de l’arme chimique, d’autres
facteurs, certes plus diffus mais tout aussi réels, jouèrent un rôle important
dans ce processus. En Grande-Bretagne et en France, les difficultés
industrielles furent à l’origine de délais incessants liés aux
approvisionnements irréguliers qui ne manquèrent d’affecter les programmes de
recherche. D’une manière générale, la coordination entre les laboratoires et le
front était médiocre. Elle était insuffisante structurellement car,
généralement, elle n’était assurée que par un seul organisme chargé d’assurer
une tâche énorme qui consistait non seulement à recueillir les informations sur
le front et à les transmettre aux chercheurs, mais également à orienter les
recherches fondamentales en fonction des capacités militaires à atteindre et
des possibilités offertes par la chimie. Ces commissions ne furent jamais
dotées du personnel nécessaire, ni même de l’autorité suffisante pour accomplir
efficacement leur mission.
La faiblesse des effectifs humains et des moyens matériels
de ces structures fut pour beaucoup à l’origine de l’inertie qui caractérisa l’ensemble
des programmes chimiques militaires des parties au conflit. Il fallait souvent
plusieurs mois pour qu’une modification technique ou l’abandon pur et simple d’un
procédé notoirement inefficace soient décidés et effectivement appliqués. La
coordination entre les armées et les laboratoires était également insuffisante
qualitativement. Les relations entre les militaires et les chimistes, c’est-à-dire
des universitaires et donc des civils pour la plupart, furent faites de méfiance
et d’incompréhension mutuelle nées des cultures diamétralement opposées de ces
deux communautés. Les officiers se montraient souvent circonspects, voire
hostiles, au principe même de l’utilisation des gaz. Les scientifiques quant à
eux acceptaient difficilement les pesanteurs hiérarchiques et les délais
administratifs incessants caractéristiques des institutions militaires [797] .
En dernier ressort et en cas de divergences profondes, la décision incombait
aux autorités
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